15 novembre 2008

The soundtrack of our life

Adolescente, j’ai développé une sorte de théorie bidon sur le temps qui passe. Je m’étais dit que ce serait bien si, au lieu de le calculer en secondes et en minutes, on le calculait en chansons. Ça donnerait des trucs du genre : « Ouais, ça m’a pris deux tounes et demie me rendre, ça se fait bien à pieds quand même. » ou encore « Désolée pour mon retard, j’ai été prise deux CD de temps dans le trafic. Obligée de me taper le dernier de Dany Bédard en boucle, c’est tout ce qu’il y a avait dans le char de ma mère. »

Il me semblait que d’ainsi compter la vie en musique nous permettrait de nous réconcilier avec cette chose étrange qu’est le temps, qui file, file, file, sans que jamais on puisse le toucher ni même comprendre de quoi il est fait. D’accords. De do et de ré. De clés de fa et de septièmes diminués. D’intervalles et de demi-tons. Voilà de quoi serait fait le temps, de tout ce qui ne se voit pas, mais qui s’entend et laisse une trace sur le cœur. Si le temps, si la vie, avançaient au rythme de ces mélodies que crachent nos radios et nos aimepétrois.

Et jamais on ne se sentirait seul. Le temps lui-même nous tiendrait compagnie. Le temps nous siffloterait des ballades pour nous endormir, le temps nous murmurerait des blues langoureux à l’oreille pour nous émoustiller, le temps nous consolerait avec des requiem et des symphonies, le temps serait simplement beau, ni trop long ni trop fulgurant, le temps serait juste ce qu’il faut.

***

Hier soir, j’attendais un ami, métro Mont-Royal. Il y avait cet homme, vieille barbe grisonnante, manteau d’automne défraîchi, casquette de joueur de croquet aux rebords grignotés. Il jouait du violon. À vous en fendre l’âme. Le mec, dans son jeune temps, il a fait le conservatoire ou un truc dans le genre, c’est sûr. On ignore ce qui s’est passé depuis, pourquoi il s’est retrouvé à la rue, avec pour seul bien de valeur ce violon – bois, cordes, archet.

On s’imagine qu’il a dû sombrer dans l’alcool, qu’il a trop fréquenté les tavernes miteuses d’Hochelaga, et que sa femme, une chanteuse d’opéra qu’il avait rencontrée au conservatoire, justement, était déçue de voir que son homme, son amour, son artiste, comme elle l’appelait, noyait son talent dans les fonds de baril de bière. Elle a fini par le mettre à la porte. Et il n’a pas survécu à cette rupture, douloureuse séparation de laquelle il se ne remettrait jamais, non. Madeleine, sa douce, sa femme, sa passion, sa diva, comme il l’appelait, sans elle, il n’était rien. Qu’un clochard de plus sur les bancs du parc Émilie-Gamelin.
Des années d’errance et de désespoir éthylique au cours desquelles il a traîné partout avec lui son violon, sans par contre oser lui toucher, parce que ça lui rappelait trop de souvenirs. Et puis soudain, après huit, dix, sept, douze, il ne sait plus combien d’années – les hivers sont toujours les mêmes, difficile de savoir au combientième on est rendu – il a eu un instant de lucidité et s’est dit que ça suffisait, qu’il fallait qu’il se reprenne en mains, qu’à cinquante-quatre ans, il était temps que sa vie recommence.

Alors il s’est remis au violon. Partout. Sous les arbres, dans les ruelles, à côté des containers, dans les bouches de métro, dans les marches de l’Oratoire, à l’entrée des théâtres, à la sortie des supermarchés – il jouait du violon, de nouveau. Oui, ç’aurait pu être cela son histoire. Celle qui explique pourquoi les notes qui émanaient de son instrument étaient si tristes, si intenses, si vraies.

L’homme au passé trouble, à l’accoutrement dépareillé et au violon prodigieux interprétait sans effort un concerto sublime. Et moi j’attendais. Parmi une foule de gens qui attendaient, eux aussi. Au fond, on passe sa vie à attendre. Accompagné d’autres gens qui attendent et à qui on n’adresse jamais la parole. On attend en silence. Il n’y a que les échos de quelques violons pour venir fracasser cette solitude inconfortable.

À côté de moi, un couple d’adolescents. Dix-huit, dix-neuf ans. Ensemble depuis six mois (aussi bien dire une vie entière, à cet âge), mais ensemble pour plus très longtemps. La jeune fille pleure, et pleure, et pleure. Or, comme si elle avait peur de déranger notre silence, à nous, gens qui attendons sans dire un mot, elle pleurait sans bruit. Aucun son, aucun cri, que de grosses larmes bien rondes qui déboulaient sur sa joue comme des pans entiers de montagne qui s’effondreraient, se jetteraient à la mer. Il y avait une flaque d’eau à ses pieds – peut-être parce qu’il avait plu, mais sûrement parce qu’elle avait trop pleuré. La pauvre. Elle était en train de se faire laisser sur un air de Schumann. Un air interminable de Schumann. Le concerto n’en finissait plus de s’étirer, de se prolonger, de finir pour mieux recommencer, de se plaindre, de souligner la douleur de cette pauvre, pauvre fille.

Son copain – ou ex-copain, devrais-je dire –, après mille accolades et des promesses de garder contact, l’a laissée là, seule comme une femme qui vient de se faire larguer. Il s’est engouffré dans le métro, n’a pas regardé derrière lui, alors que c’est tout ce qu’elle souhaitait, qu’il se retourne, qu’il revienne sur sa décision, qu’il regrette déjà. Mais non, le regret n’appartenait qu’à elle. Le regret de ne pas être sortie à une autre station. À une station où les violoneux itinérants jouaient des airs plus gais. Des airs qui vous donnent envie de vous aimer pour toujours, non pas de vous quitter. Changer la trame sonore de ce mauvais film. S’il vous plaît.

Finalement, même si le temps se calculait en chansons, nous ne serions pas à l’abri des grandes douleurs.

Je suis allée voir la fille. Je lui ai donné un mouchoir, sans rien dire. Et j’ai à mon tour laissé la bouche de métro m’engloutir, puisque ça faisait trente minutes que j’attendais mon ami et qu’il ne s’est jamais pointé.

5 commentaires:

Nayrus a dit…

Hein. Je l'ai vu, ton monsieur.

Mélissa Verreault a dit…

Preuve probante que je ne dis pas n'importe quoi :)

SAndrine a dit…

Ce n'est pas bête de compter le temps en chanson. J'essaie des fois. Mais c'est vraiment difficile de garder le compte alors que tu te laisses envahir par l'environnement sonore...

Et comme tu es partie sans que je te dise aurevoir, voilà! J'ai été bien contente de te rencontre, Sophie B.

Farfelue !? a dit…

Première fois sur ce blog.
Pas la dernière ;).

Mélissa Verreault a dit…

Farfelue: Bienvenue chez moi alors!