29 août 2007

Les faux-semblants, la suite




Je me suis réveillée en n’ayant aucune idée d’où j’étais. Seule, dans un grand lit recouvert d’une couette fleurie, une odeur de café me titillait les narines. À ma gauche, sur la table de chevet, un cadre éminemment quétaine tâchait de mettre en valeur une photo imprimée en sépia. J’y ai reconnu Louis, lorsqu’il était enfant - il devait avoir environ onze ans, car il affichait la même moustache que le petit garçon dans le train. Le train. Voilà. Je suis chez les parents de Louis. St-Malo. Souper tartiflette et champagne hier soir - beaucoup de champagne. Voilà. Pourquoi j’ai dormi si profondément. Et aussi longtemps. Les bulles. Onze heures. Ils doivent me croire morte. C’est presque le cas; mes jambes et mes bras sont tellement enkilosés, j’ai l’impression que je n’arriverai jamais à me mettre debout et à enfiler quelque vêtement que ce soit. Je suis nue. Je crois que Louis et moi avons fait l’amour hier soir. Des images floues me reviennent par spasmes. Une main dans mes cheveux, un baiser sur la hanche, une croquée prise à mon oreille, un râle. Mais rien n’est clair.

Je réussis de peine et de misère à soulever mon corps mou et engourdi. Je prends l’affreux cadre style imitation rococo afin de l’observer plus attentivement. Un détail que mes yeux encore plein de la croûte du matin n’avaient pas vu me frappe : Louis est assis dans un fauteuil roulant. Étrange. Peut-être n’y posait-il que pour rigoler, ayant emprunté le fauteuil à une de ses vieilles tantes, rien que pour rouler très, très vite. Mais son sourire n’est pas celui d’un enfant qui joue et taquine. Peut-être n’est-ce pas Louis. Un frère. Non, il n’en a pas. Un cousin alors, très ressemblant. Je résoudrai le mystère plus tard, pour l’instant, j’ai une faim atroce.


Les crêpes bretonnes d’Irène sont effectivement les meilleures que j’aie mangées. Elle n’a pas voulu me divulguer sa recette. Je n’ai jamais compris cet orgueil qui pousse certaines personnes à garder secret un de leurs ingrédients ou une de leur façon de faire, mais je n’ai pas bronché.

- Bon. Termine ton assiette et va prendre ta douche, il est temps que je fasse visiter cette belle ville!
- On fait quoi aujourd’hui?
- L’église, comme je t’ai dit hier, ensuite, on va voir les grandes marées. J’connais un bon resto sur le bord de la plage; il y a une verrière et tu manges carrément dans les vagues, c’est génial. Et après, y’a une rhumerie que j’aimerais te faire découvrir pour finir la soirée.
- J’vois que tu nous as organisé un programme chargé!





Finalement, on n’a rien fait de tout cela.

Irène nous a préparé un panier de provisions qu’on a balancé sur la banquette arrière de la voiture familiale, avec nos imperméables, des bottes de pêcheurs et tout un ensemble d’observation de la nature - les parents sont si naïfs parfois, de penser que deux jeunes gens laisser seuls, dans un endroit aussi romantique que St-Malo pourraient penser gaspiller leur temps à observer les grues et autres oiseaux marins! On a roulé jusqu’à la fameuse église, mais nous ne sommes pas rentrés à l’intérieur. Je me suis contentée de poser devant la statue de Jacques Cartier située devant l’immense édifice. Avec le sourire d’une jeune femme qui n’a pas trop envie de visiter des monuments patrimoniaux et de faire semblant d’être intéressée par l’histoire.

- Est-ce qu’on peut juste aller marcher sur le bord de la mer?
- Comme tu veux. Comme la marée est encore basse, on peut se rendre sur l’île du Grand Bé, voir la tombe de Châteaubriand. Il s’est fait enterré là afin de pouvoir continuer d’observer la mer, même après sa mort et profiter du silence émanant de cet endroit.
- Il ne doit pas voir grand-chose à partir de son cercueil, bien caché derrière une plaque commémorative de pierre et de béton!
- Tu n’aurais pas envie, toi, de passer ton petit bout d’éternité là, devant l’infini de l’Atlantique?!
- Je ne crois pas qu’après ma mort je serai en mesure d’apprécier quelque beauté que ce soit. Je serai morte, morte, morte. Bien froide et rigide, comme on aime les morts. Je n’ai pas l’intention d’imposer mes inutiles caprices de morte à ceux qui resteront.
- Oh. Je vois. Tu ne crois pas à la vie après la mort?
- J’trouve que cette conversation devient beaucoup trop sérieuse. Est-ce qu’on peut juste aller voir la mer pis se taire deux secondes.
- Ok.

Effectivement, Châteaubriand a plutôt bien choisi son dernier lieu de repos. La vue est splendide. Et c’est vrai que le silence qui règne à cet endroit est délectable, un silence de sel, critallin et humide, un silence lourd, mais d’un de ces poids agréables, comme une grosse couette de grand-mère qui nous pèse sur les jambes et nous empêche de bouger durant notre sommeil. Le soleil de ce milieu d’après-midi du mois d’août était vraiment étrange; on aurait plutôt dit un soleil de fin de journée du mois de septembre, un soleil avec des élans de mauve, des flèches de rouge. À la lueur de cette lumière anachronique, les rochers me paraissaient orangés plutôt que bruns. C’était comme si la lumière venait d’eux en fait, que les rayons émergeaient de chacune des fissures entre les pierres. De quoi éblouir un désespéré de la vie qui avait justement décidé d’en finir avec la sienne. De quoi lui faire changer d’idée. C’était juste beau.

On s’est trouvé une petite crevasse, entre deux immenses pierres probablement vieilles de millions d’années. Nous sommes allés nous coller à leur sagesse millénaire, écouter ce qu’elles avaient à nous donner de conseils prodigieux. La paroi rocheuse était chaude et étonnament confortable. Je me suis assoupie, bercée non pas pas le bruit des vagues, mais par celui, lointain, des touristes énervés qui ne se pouvaient plus devant tant de nature merveilleuse. J’étais contente de ne pas être comme eux, de ne pas voir de St-Malo uniquement ses attraits les plus connus, expliqués par un guide légèrement confus qui n’en sait finalement pas plus que moi sur la raison d’être des choses. J’étais contente d’être avec Louis. J’étais juste bien.

- Tu sais Sophie, j’suis pas con. Je sais bien que toi et moi, c’est un peu de la frime, que ça ne peut pas durer. Que c’est une belle aventure, mais voilà, une aventure. Et que tu ne m’aimes pas. Et que probablement c’est mieux ainsi.


Tout d’un coup, mon petit sourire de béatitude s’est effacé. Fin de la simplicité volontaire.

- T’es pas obligée de répliquer à ce que je viens de dire, c’était pas une question.
- D’accord.


Silence. Mais moins agréable que celui de tout à l’heure. Il n’était plus question de grosse couette lourde mais confortable sous laquelle on s’endort; c’était plutôt le silence tourmenté de celle qui est en train de se faire étouffer avec un oreiller. On croit entendre des cris, mais bah! on a dû rêver. Non! Non! Je suis bel et bien en train de me faire asphyxier! À l’aide!

- Mais tu peux quand même rajouter quelque chose, si le cœur t’en dit.
- C’est toi le petit gars en fauteuil roulant sur la photo? Dans la chambre, sur la table de chevet?

Touché. Je lui ai rendu son silence. C’était lui à présent qui étouffait. Louis venait de se faire poser une question qui tue, comme lui avait su m’en poser une. On était kif-kif. Pause. Retour au jeu.

- Oui. C’est moi.
- Que faisais-tu en fauteuil roulant?
- J’ai eu la leucémie à l’âge de douze ans. Les traitements m’avaient énormément affaibli, je n’avais plus la force de me déplacer.
- Ça a duré longtemps tout ça?
- J’ai reçu ma chimio. On a cru que la maladie était enrayée, mais après quatre ans de rémission, elle est revenue de plus bel. À seize ans, le même manège a donc recommencé. Ça a été encore plus terrible que la première fois. J’étais absolument révolté, je n’acceptais pas ma situation. Mais je me suis battu. Et cette fois-là, j’ai réussi à passer les cinq ans de rémission sans trouble. Mais le spectre de la maladie me guette toujours. C’est pourquoi je considère que je n’ai pas de temps à perdre.

Cette fois, c’est moi qui avais posé la question, mais je savais encore moins quoi répondre. C’est pourquoi je considère que je n’ai pas de temps à perdre. Ces mots ont résonné en moi pendant de longues minutes. Louis m’a laissé méditer quelques instants et m’a proposé d’aller manger.

- Viens. Fais-toi en pas avec tout ça. On n’en parle plus. J’ai faim, pas toi? Le grand air, ça ouvre l’appétit.

Le grand air oui, mais les révélations choc, ça le coupe assez rapidement. À partir de ce moment-là, continuer ma petite partie de faux-semblant aurait été un manque de respect de ma part. Mais je n’avais pas le courage de dire à Louis qu’effectivement, je ne l’aimais pas, que je ne pouvais pas l’aimer en ce moment, ni lui ni un autre, que j’étais trop perdue, et qu’il me fallait absolument me retrouver avant de trouver quelqu’un pour partager ma vie. Je n’ai rien à partager pour l’instant, rien, rien. Je ne peux être qu’égoïste. Tout prendre et ne rien donner. Les mains vides, j’ai les mains vides Louis.

- Mais est-ce qu’on peut faire comme si? Comme si, jusqu’à la fin du voyage, après, on verra.
- Comme si de quoi? De quoi parles-tu?
- Comme si ça se pouvait toi et moi.


J’ai supposé que son baiser voulait dire oui.

22 août 2007

Les faux-semblants, première partie




Le monde est petit. Dans le sens de «les gens ne sont pas grands». Paris Gare du Nord; un minuscule homme, manchot de surcroît, me tend la main en demandant du change - Un peu d’monnaie ma p’tite dame. Je n’ai rien sur moi, mais je lui souris, avec tout ce dont je suis capable de compassion. Il prend mon sourire poli pour une invitation à la conversation. Et le voilà qui se lance dans un discours interminable sur son existence misérable. Il affirme avoir écrit une autobiographie - Ma vie sans main. Je m’esclaffe; je ris d’un rire que je ne m’étais pas connu depuis longtemps - Ma vie sans main! Très drôle! J’écris moi aussi mon autobiographie, si on veut, et ça s’intitule Les mains vides. Le mendiant-manchot ne m’a pas cru et a dû penser que je riais de lui : il a craché sur mes souliers et est parti en courant. Image plutôt absurde. Vraiment, je croyais être dans un mauvais rêve. Ou non, une foire plutôt. Un grand cirque rempli de personnages plus débiles les uns que les autres.

Je décide de m’asseoir, un peu à l’écart de la foule endiablée afin de ne pas me faire déranger. Immédiatement, un homme mesurant au moins six pieds cinq, mince comme un spaghettini et arborant fièrement un veston kaki décoré de multiples médailles trouve place à mes côtés. Non, mais, vraiment, j’hallucine. Savez mam’z’elle, j’ai fait la guerre moi,- non, pas vrai, j’aurais pas pu deviner! - la vraie guerre, celle où on s’battait avec nos poings et notre cœur. Mon œil de verre peut en témoigner - Je vous en prie, ne l’enlevez pas devant moi! - Regardez! - Merde, il l’enlève sérieusement! Ça fait rire mes petits enfants quand j’enlève mon œil.- J’veux bien, mais moi, ça me fait rigoler un peu moins - Mes petits enfants… Tout ce qui me reste en ce bas monde…

J’ai profité du moment où il s’affairait à replacer son œil de verre pour m’esquiver en douce. À Montréal, je suis habituée d’en croiser des timbrés - généralement, j’ignore pourquoi, ils sont tous très attirés par moi; j’ai émis l’hypothèse que c’était à cause des lunettes, car tous les gens que je connais qui portent des lunettes ont tendance à se faire poursuivre par les fous et les ivrognes du métro - mais les timbrés parisiens, ils battent tous les records de zèle et d’originalité. Il faut avouer qu’en général, les Parisiens ne manquent pas de zèle, non. Un peu plus loin à ma droite, il y a un groupe de quatre ou cinq personnes qui fument allégrement, directement sous une immense pancarte Interdiction de fumer. Si ça ce n’est pas de l’arrogance… Et ces dizaines de gens qui jacassent au téléphone cellulaire en prenant bien soin de ne pas remarquer qu’ils viennent de piler sur le gros orteils de leurs voisins ou que la caissière leur a posé une question concernant leur mode de paiement et qu’elle a répété la même phrase à trois reprises. Le monde est petit. Et con. Et absolument fascinant à observer.

Louis est enfin venu me rejoindre. Il avait passé au moins trente minutes à faire la file pour acheter mon billet pour St-Malo, lui ayant déjà une passe lui permettant de faire plusieurs allers-retours entre les deux villes.

- Le train part dans cinq minutes, on s’active!

On a couru jusqu’au quai numéro seize et aussitôt pénétré dans notre wagon. On s’asseoit, on désouffle - verbe inexistant que j’apprécie pourtant beaucoup -, on discute, il me prend la main. Je la retire, prétextant que mes mains sont moites et que je n’aime pas cette sensation. Il ne dit rien, mais je sens que ça le choque un peu, alors je replace ma main au creux de sa paume et je me dis qu’après tout, on peut prétendre être des amoureux, rien que pour le week-end. Si ça peut lui faire plaisir. Qu’est-ce que j’ai à perdre. Je retourne à Montréal dans quatre jours, de toute façon.

On faisait donc semblant d’être amoureux au moment où le train a levé les voiles et où le contrôleur est passé pour vérifier nos titres de transport.

- Désolé madame, mais ce billet n’est pas valide, il n’a pas été composté.
- Comment composté?! Il aurait fallu que je le laisse pourrir sous la terre parmi les pelures de banane avant de vous le présenter?!
- Oh. C’est de ma faute monsieur, je ne lui ai pas dit qu’elle devait poinçonner son billet avant d’embarquer dans le wagon… Elle n’est pas d’ici, elle ne pouvait pas savoir.
- Vous êtes d’où?
- Montréal.
- Vous n’avez pas de train à Montréal?
- Non. On fait tout à pieds ou à cheval. Et l’hiver, rien de mieux que le traîneau à chiens pour se déplacer.

Le contrôleur et sa moustache sont repartis l’air bredouille. Mon humour ne les a pas faits rire. Je crois plutôt qu’ils ont eu peur; moi, jeune sauvageonne du Nouveau Monde, j’aurais pu les agresser à la moindre offense, avec mon harpon et ma lance. Vallait donc mieux pour eux de déguerpir au plus vite!

- Tu es toujours aussi insolente?
- Non. Je suis pire d’habitude.

Le reste du voyage s’est déroulé sans embûche, si ce n’est que chaque fois que le marmot de onze ans - âge approximatif, déduit par le fait qu’il avait un duvet légèrement foncé au dessus de la lèvre supérieur - derrière moi n’arrêtait pas de donner des coups de genoux dans mon siège. Je ne l’ai pas envoyé paître, car je sentais qu’une autre mauvaise blague condescendante de ma part aurait pu faire en sorte que Louis m’abandonne quelque part en Bretagne, sans prendre soin de me laisser un peu de nourriture pour survivre. Et bien que j’avais tenté de le fuir, à mon arrivée à Paris, à présent, je n’avais plus du tout envie qu’il me quitte. Au moins, je suis conséquente dans mes incohérences.

À St-Malo, je suis tombée sous le charme. Une pensée m’est tout de suite venue, dès que j’ai mis le pied hors du train : si un jour je me marie, ce sera ici. Si un jour! Je ne sais bien pas ce que Louis avait pu mettre dans mon café au lait le matin pour que je pense à de telles insanités!

Le père de Louis est venu nous chercher à la gare, tout souriant. Il semblait vraiment heureux de me recontrer, enfin. Comment enfin?! Cela doit faire un mois que je connais Louis, ce n’est pas comme si nous avions vécu dans le secret pendant douze ans, avant de révéler notre union! Qu’importe, je n’avais plus envie de me tracasser au sujet de l’intensité des sentiments de Louis à mon égard, versus l’hésitation que moi-même j’éprouvais par rapport à lui et à un éventuel engagement. Deniel - non, non, pas Daniel, Deniel. Ils sont fous ces Bretons! -, le papa de Louis, nous a fait faire une petite promenade dans la ville, afin de me donner un aperçu des beautés de leur coin de pays. Il m’a expliqué que les Français avaient un très fort sentiment d’appartenance envers leur nation, mais que chez les Bretons, encore plus particulièrement ceux de St-Malo, ce sentiment devenait parfois maladif.

- Un Français sera toujours extrêmement fier d’être Français, mais s’il est Breton, c’est d’abord en tant que Breton qu’il se présentera. Et s’il vient de St-Malo, alors là, plus rien d’autre n’existe : il est Malouin un point c’est tout. Et comble de notre obsession, si on habite à l’intérieur des remparts, on est Malouin intramuros, et pas de pitié pour ceux qui demeurent à l’extérieur des murs!
- « Malouin d'abord, Breton après, Français s'il en reste », voilà notre devise, d’ajouter Louis.
- Après ça les Québécois disent qu’ils sont nationalistes ! On a des croûtes à manger pour vous rattraper à ce chapitre !
- Demain, tu vas voir, je vais justement te faire visiter l’église où Jacques Cartier s’est fait bénir avant de quitter pour l’Amérique et aller défoncer le rocher Percé !
- … (merde, il s’en rappelle !)
- Mais avant de partir demain matin Sophie, tu vas devoir goûter aux fantastiques crêpes bretonnes de ma femme.
- Dommage que vous n’ayiez pas de sirop d’érable ici !
- Ça, c’est ce que tu crois ! Irène a réussi à en dénicher dans une épicerie fine du village voisin !

Les parents de Louis sont donc aussi dévoués et généreux que leur fils…
Finalement, peut-être ne sera-t-il pas nécessaire de faire semblant d’être amoureuse pour les prochains jours…

14 août 2007

Take out




Quitter l’hôtel - Abotel Bouquet de Longchamp, tu parles d’un nom; je n’ai toujours pas trouvé la contraction de quels mots «Abotel» représentait : abris-hôtel? Ah! Beau-hôtel?! - quitter cet hôtel, oui, à 5h00 du matin hier, aura eu quelques avantages. Mis à part ma petite engueulade avec le fêlé de la file d’attente - file constituée par lui seul - au café Internet 24 heures, ma fugue temporaire m’a permis de voir les plus beaux côtés de Paris.

Paris aux lueurs de l’aube, c’est quand même pas mal. Je retire donc mon «Ville Lumière. Mon cul.» D’accord, je me suis plains de la pluie hier, mais j’exagérais un peu en disant qu’il faisait tempête… Les quelques goutelettes ont vite fait de s’épuiser et le ciel s’est rapidement éclairci. Les tons de bleu-mauve et de gris conféraient un charme froid à la ville et ses ruelles. Tout avait l’air si propre, si calme, si lisse. Sûrement qu’en tant que touristes, on remarque moins les défauts des villes qu’on visite, trop occupés à admirer leurs splendeurs, mais il me semble n’avoir rien vu traîner - pas de sacs de plastique au vent, de bouteilles cassées, de vieilles gommes incrustées dans l’asphalte, comme on est habitués de les rencontrer en déambulant downtown Montreal. Des mégots de cigarettes et un ou deux cacas de cabot, ça oui, par contre, c’est vrai. Normal j’imagine, car les Français fument à peu près tous on dirait et ils ont également à peu près tous un chien! Cela dit, j’ignore s’il y a un lien de cause à effet entre ces deux caractéristiques…

Bref, ma promenade matinale - presque nocturne - dans le Seizième, le Septième et je ne sais plus trop quel autre Ième, m’a aidée à ouvrir les yeux. L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt qu’ils disent; peut-être n’ont-ils pas tort, ces gens qui écrivent les proverbes. J’ai eu l’impression, au cours de mes déambulations, qu’effectivement, un petit bout d’avenir, quelque part, ne demandait qu’à m’appartenir. Tout n’était plus sans issue. Derrière la couche épaisse et molletonneuse de nuages, je sentais que le soleil se levait. Quand même. Ce n’est pas quelques amas de condensation et un peu de brume qui allait l’arrêter. Alors, moi, qu’est-ce qui m’arrêtait?

J’ai marché, marché, marché; de la station de métro des Invalides- où je m’étais rendue je ne sais trop comment, seulement en suivant mes pas et mon non-sens de l’orientation- j’ai marché en suivant le cours de la Seine jusqu’au musée d’Orsay; j’ai traversé le pont Neuf - le plus vieux de Paris, ironie - et, une fois sur l’autre rive, je me suis éternisée dans le jardin des Tuileries, pour finalement remonter l’avenue des Champs Élysées, jusqu’à l’Arc de Triomphe. De là, même si seulement deux stations me séparaient de l’hôtel, j’ai pris le métro jusqu’à Boissière, complètement épuisée, parce que j’avais énormément marché, mais surtout parce que j’avais très peu dormi…

Cinq minutes me séparaient de mon point de retour - ou de non-retour, c’était à moi de décider à présent, voilà ce que je venais de comprendre -, mais j’ai tout fait pour étirer ce trop court moment. Manque de courage. Et puis, j’ai repensé à tout ce que je venais de voir, d’entendre, de sentir; j’ai réalisé que pendant cette promenade impromptue, j’avais profiter de ma présence à Paris. Enfin, j’avais arrêté de me morfondre, de me poser des questions, de me regarder, moi, par en-dedans, d’analyser mon petit nombril, mes petites bibittes, et j’avais commencé à voir ce qu’il y avait autour. Pendant un instant, j’ai cessé de regarder mon reflet dans les vitrines; je me suis plutôt mise à regarder les vitrines elles-mêmes. L’une d’elle proposait des pâtisseries alléchantes et des cafés fraîchement torréfiés. J’en ai fait mon dernier arrêt avant le retour au bercail. La dame derrière le comptoir, peu familière avec l’accent québécois, croyait que je venais d’Angleterre et s’est mise à me parler dans un «français british» - sérieusement, le trois-quart de ses mots n’étaient que des mots en français prononcés avec un accent anglais! En temps normal, je l’aurais envoyé promener - Franchement! Je parle français comme vous! C’est ma langue maternelle vieille conne! -, mais non, je lui ai même souri. Moi, de bonne humeur. Wow.

J’ai cogné à la porte de la chambre; pas de réponse. Merde. Ça y’est; Louis était déjà parti à ma recherche, affolé, se demandant où j’avais bien pu passer. Cogne, cogne, encore, toc, toc, deux fois, trois fois. Quatrième fois, réponse. Louis en boxeur, tout dépeigné. Il dormait encore. Ne s’est donc rendu compte de rien.

- Qu’est-ce que tu fais là!
- Euh… j’avais… envie… de croissants! T’en veux?! J’espère, j’en ai rapporté une douzaine… je crois que j’ai… exagéré…
- Ouais, super. J’ai faim comme c’est pas possible!
- J’comprends, y’est presque midi!
- Comment j’ai fait pour dormir tout ce temps-là, veux-tu me dire?!
-(Je sais pas, mais Dieu merci, tu l’as fait!)
- J’avais pas fait ça depuis le lycée! Ça doit être parce que j’étais si bien, collé contre toi…
- Ouais! Sûrement…
- Mais dis donc… pourquoi t’as amené ton gros sac, rien que pour aller acheter des croissants?
- Euh… ben… je trouvais pas mon porte-feuille et je voulais pas te réveiller en vidant tout et en faisant trop de bruits, alors, j’ai tout emporté…
Tout emporté…

13 août 2007

Mi-fugue, mi-raison


Paris. Ville Lumière. Mon cul.

Je n’ai jamais autant broyé de noir.

Je devrais être sur un nuage en ce moment, mais non, je suis dans un café Internet. Et les seuls nuages disponibles, ce sont ceux qui pleuvent, ceux qui crachent, ceux qui me postillonnent leur bruine en pleine face, les gris, les gros, les gras nuages plein de merde et de pluie qui m’inondent le cerveau. Dans un café Internet, à l’abris de la tempête - météorologique, celle-là, du moins - j’écris pour essayer de comprendre ce qui se passe avec moi.

Je me suis enfui de l’hôtel où Louis m’a amenée dormir. Je ne peux pas croire moi-même que j’ai fait ça. Plus fort que moi, c’était plus fort que moi, je manquais d’air. Un gars, mignon, sympathique, plutôt riche, généreux, qui me paye la traite, me fait découvrir son pays, m’amène bouffer, danser, cluber, moi, qu’est-ce que j’en fais de ce gars? Je le jette au poubelle. Pour mieux me ramasser seule, dans une grande ville, que je connais à peine. Sans toit, sans carte, sans permis, sans, sans, sans, sans cervelle, ok, voilà, c’est dit.

Mais je pouvais pas, pas rester, impossible, désolée. Probablement était-il encore saoul de notre virée d’hier, probablement était-il en train de rêver, à moi, à une autre, qu’importe, mais juste un rêve; peut-être est-il juste Français, que je devrais lui pardonner, que ce n’est pas de sa faute, qu’ils disent ces choses-là plus rapidement, ici, que c’est ainsi que ça se passe, chez les cousins; probablement toutes sortes de raisons, sauf que moi, ça m’a fait me désaouler assez vite, rhabiller comme l’éclair, la fermeture, et hop! les jeans, sur le dos, le sac, les souliers, bye, bye, j’dois y aller.

Fallait pas me dire je t’aime, Louis. Pas à 5h00 du matin, dans une chambre d’hôtel du seizième arrondissement. Parce que pour moi y’est pas 5h00, tu vois, y’est seulement 23h00, la veille, le jour d’avant. Moi, j’suis une journée en retard, une journée derrière toi, j’la vis à l’envers ma vie, à rebours. Une décalée, une paumée, une ratée, une profiteuse, tu peux le dire; tu peux me traiter de profiteuse, pourquoi, pourquoi j’ai accepté de venir te rejoindre ici, j’sais pas, pas du tout, mais c’était pas pour me faire dire je t’aime, ça non. J’suis pas rendue là encore. Moi je suis hier, encore prise dans le temps d’avant. Mes secondes passent moins vite que les tiennes.

Avant de s’endormir, t’as dit Dans deux jours, on va aller à St-Malo, j’vais te présenter mes parents, ils ont hâte de te voir, et moi, bien j’ai compris ce que je voulais bien comprendre, que j’étais la petite Québécoise de service, que c’était normal que tu aies envie de me présenter à tes parents, comme un animal de foire, un bidule un peu bizarre, j’comprends, tu voulais juste qu’ils voient de quoi ça avait l’air, quelqu’un qui vient de l’autre bord de l’océan - même si je ne suis pas le bon exemple à donner, peu représentative, ma tronche de déprimée. C’est ce que j’entendais par le verbe «présenter»; un peu de politesse, deux-trois sourires et puis s’en vont. Cependant, ton je t’aime, il m’a fait allumer, sur le sens des mots, le sens de ma présence ici : tu voulais me présenter, comme dans l’utilisation que les célibataires normalement constitués font du mot «présenter» quand ils rencontrent enfin quelqu’un. Sauf que je ne suis pas normalement constituée; n’as-tu jamais remarqué le troisième bras qui me pousse dans le front!?

J’aurais pu et/ou dû te laisser une note, un bout de papier, quelque chose, mais tant qu’à jouer la carte de l’ingratitude, j’ai cru bon d’aller jusque bout.

- Pardon mademoiselle, aurez-vous bientôt terminer? C’est que normalement, c’est pas plus de vingt minutes par personne, après ça, on doit refaire la file.
- Je l’ai refait la file. Mais y’avait personne derrière moi, alors j’ai droit à quarante minutes en tout, si on fait le calcul.
- Je ne suis pas convaincu que ça fonctionne comme ça.
- J’ignore comment ça fonctionne, mais moi c’est ce dont j’ai besoin. Quarante minutes, en tout.
- Et moi j’ai besoin d’envoyer un mail urgent.
- On n’est pas en France ici?
- Oui, et alors?
- Alors, parler français. On dit pas «mail», on dit courriel. Allez réviser votre dictionnaire des anglicismes, pis après, j’vous jure, j’vous laisse l’ordi.
- Merde! Pour qui elle se prend celle-là!
- Celle-là elle se prend pour quelqu’un à qui on s’adresse en pleine face, pas en parlant à la troisième personne!
- Hey! Retourne donc dans ton pays de merde au lieu de venir nous emmerder avec tes conneries.
- Mon avion part seulement dans six jours, alors vous allez devoir m’endurer d’ici là!

Retourne dans ton pays. Mon avion. Six jours. Faut un passeport pour prendre l’avion. Le mien, je l’ai, oui, oui, je l’ai… dans le coffre-fort de la chambre d’hôtel.

Pour qui elle se prend celle-là? Il a raison, le pressé qui se la pète, pour qui je me prends? Une petite futée capable de s’enfuir sans se retourner, adieu, adieu, je suis libre maintenant! pfff, soupir; elle va être obligée de repasser par l’hôtel, la fugueuse. La belle fugueuse ben amanchée.

10 août 2007

Attaque terroriste



Je cours comme une poule pas de tête qui essaie de rattraper un guépard dans un marathon depuis une semaine! C’est bien beau de se faire offrir un billet aller-retour pour Paris par un presque pur inconnu, mais cela implique tout de même quelques complications. C’est vrai, je n’ai pas de boulot, donc personne à avertir de mon départ; je suis libre d’aller où je veux quand bon me semble. Cependant, justement, je n’ai pas de boulot, donc même si le vol d’avion est gratuit, les dépenses engendrées par mon séjour en sol français ne le seront pas elles, gratuites. Et je n’ai pas l’intention de vivre sur le bras de Louis pendant une semaine, j’ai un orgueil - que je qualifierais de masculin, alors gare à celui qui voudrait lui piler dessus!

Il m’a fallu passer à la banque lundi, afin de me négocier un tout petit prêt de rien du tout; de quoi être capable de profiter de ces vacances inattendues et de pouvoir survivre en revenant, jusqu’à ce que je me trouve ce fameux emploi que je cherche, je l’avoue inactivement, depuis un mois et demi.

- De combien auriez-vous besoin mademoiselle?
- Je sais pas moi, pas trop… trois mille peut-être?!
- C’est quand même beaucoup, considérant que vous avez 15 000$ de dettes d’études que vous devez commencer à rembourser d’ici le mois de septembre…
- Deux mille cinq cent debord!?
- Écoutez, je vais voir ce que je peux faire, mais votre crédit est légèrement en souffrance en ce moment… Vous n’avez pas payé les versements minimaux sur votre carte de crédit depuis le mois de mai…
- Je suis au courant! Mais c’est que je n’ai pas d’emploi en ce moment alors c’est difficile pour moi de…
- Vous n’avez plus d’emploi et vous voulez que je vous prête trois mille dollars!?
- Pas vous personnellement… la banque! Quoi que si vous pouviez m’aider, ça serait gentil, je ne refuse aucune offre!
- Mille dollars, je ne peux pas vous proposer davantage que cela. À cinq pourcent d’intérêt, soit le meilleur taux que je suis en mesure de vous offrir avec la situation actuelle sur le marché…

La situation actuelle sur le marché? Quel marché?! Je m’en fous, moi, du marché! Je gratte mes cennes noires pour faire le mien, mon marché; alors Dow Jones et NASDAQ, ils peuvent se les mettre où je pense leur «situation actuelle». La situation, la vraie, c’est que je suis pauvre, mais un peu cinglée, alors je dois aller à Paris, d’accord!?

J’étais sûre de m’être dit tout ça dans ma tête, mais on dirait bien que quelques bribes de mon discours enflammé se sont échappées de mon cerveau pour être entendues de l’extérieur, car Jean, le flegmatique conseiller financier, est devenu tout blanc et a fini par consentir à m’accorder deux milles dollars. Je devrais probablement faire des crises d’angoisse à voix haute plus souvent, ça semble rapporter à court terme!

Grâce à ma schyzophrénie mal contrôlée, je vais donc m’envoler pour Paris tout à l’heure, avec deux milles dollars - moins 12,50$ pour un trio McDo que j’acheterai à l’aéroport en ne comprenant pas pourquoi les prix sont si élevés dans la zone «internationale». Je vais, fuseaux horaires exigent, laisser six heures de ma vie quelque part, en suspens dans l’air - je vais décoller à 20h05, survoler l’Atlantique pendant six heures et, comme par magie, arriver à destination à 8h00 du matin…

Je n’ai pas averti mes parents que je partais. Je me doutais trop que mon père allait me sermoner jusqu’à me convaincre de refuser l’offre de Louis, que ça n’avait pas de sens, que je ne pouvais pas me permettre ce genre d’extravagance. Et puis ma mère. Ma mère. Elle est trop occupée à flatter son petit bonheur parfait ces jours-ci, même si je lui avais annoncé que j’étais enceinte, que je ne voulais pas garder le bébé et que je m’étais moi-même avortée avec un couteau de cuisine désinfecté au vinaigre, elle n’aurait pas chigné et m’aurait dit «C’est beau ma grande, je suis fière de toi.», alors je n’ai pas cru bon de lui laisser savoir que j’allais être absente pour les neuf prochains jours. Elle ne remarquera rien. Je me suis donc contentée de laisser un message sur le répondeur de Gilles et Carole, juste parce que c’est toujours rassurant de savoir que quelqu’un, quelque part dans le monde, sait où nous nous trouvons.

Voilà. Dans cinq heures environ, je ne serai nulle part. Je vais être suspendue au-dessus de l’océan, attachée à une machine qui avance plus vite que le son. Pendant que je serai dans l’avion, j’en profiterai pour dire toutes les choses qui me pèsent, pour avouer ce qui me brise le cœur, pour crier ce qui me tue; je me lèverai et clamerai haut et fort mes douleurs et mes inconforts, afin qu’ils restent là, jucher à dix milles pieds du sol, afin que personne ne les entendent, parce que, voilà, l’avion ira plus vite que mes paroles; elles resteront derrière, dites, mais jamais entendues.

Et si l’hôtesse de l’air me demande de me taire, je lui répondrai la vérité; que je ne peux pas, que c’est impossible, que ça fait déjà trop longtemps que je ne parle plus, que je fais le silence sur ce qui serait pourtant nécessaire de mettre au monde.

Et je crierai encore plus fort.
Je me sens comme une petite bombe, artisanale et discrète, prête à être déclanchée par une main terroriste. J’espère qu’il ne me refuseront pas l’entrée une fois au poste d’embarquement. «Oui, monsieur, c’est vrai, je suis une bombe, mais ce n’est jamais que par en-dedans que j’explose.»

03 août 2007

Coup de tête et coup de chaleur




Avec toute cette panique liée au départ de Louis et à la recherche du manteau contenant un objet mystère, j’avais oublié que juste avant le message du Breton, il y avait sur mon répondeur un message de ma mère qui disait avoir une bonne nouvelle à m’annoncer. Doutant du fait que cette nouvelle soit véritablement réjouissante, mais tout de même curieuse de savoir de quoi il s’agissait, j’ai rappelé ma mère. J’ai retourné son coup de fil surtout parce que, secrètement, je souhaitais qu’elle m’invite à passer quelques jours chez elle, pas tant parce que j’avais envie de passer du temps en sa compagnie, mais plutôt parce que mon réfrigérateur ne contenait plus grand-chose de potentiellement nutritif et qu’il est toujours agréable d’avoir une piscine à la portée du bikini en temps de canicule.

- Ma choupette, pourquoi tu viendrais pas souper? Pis tu pourrais rester à coucher aussi, la piscine est à 86, c’est toujours plaisant de piquer une petite plonge avant d’aller dormir, non!? Qu’est-ce que tu veux manger? Les T-bones sont en spécial chez le boucher, on peut se faire un barbecue si tu veux!

Même pas besoin de s’inviter. Génial.

J’ai donc passé les quatre derniers jours à la maison maternelle, à me gaver comme un écureuil qui sent l’hiver approcher, à faire des chandelles dans la piscine et à me donner moi-même des notes sur dix. J’aurais bien voulu que ma mère participe à mes olympiades et s’improvise juge de nage synchronisée, mais ses yeux avaient mieux à regarder que mes prouesses acrobatiques de bas niveau. Le bleu chloré de la piscine était pour elle beaucoup moins rafraîchissant que le bleu azur des yeux de son nouveau copain. Dix-huit ans plus jeune qu’elle.

C’était ça, sa bonne nouvelle.

Je dois avouer qu’elle a sélectionné un fort joli parti. Mis à part le corps svelte et les sourires enchanteurs - et, j’imagine, les séances de sexe torrides - j’ignore s’il a quoi que ce soit à offrir, mais je suppose qu’à quarante-sept ans, en pleine pré-ménopause, une femme ne peut pas demander mieux qu’un tel Apolon. Au diable les conversations intelligentes et les projets d’avenir qu’elle doit s’être dit, profitons-en pour une dernière fois! «Oh! Oui, Charles, oui, oui, oui, Charles!» - les répliques de ma mère semblent se limiter pas mal à ça lorsqu’elle discute avec lui. Elle est toujours d’accord avec tout ce qu’il affirme; ma mère, cette femme de tête si orgueilleuse qui confronte tout le temps tout le monde et dont le sport préféré est l’obstination, elle ne fait que hocher de la tête lorsqu’elle est en présence de son jeune gigolo - oh, pardon, je voulais dire amoureux.

La proximité d’un humain de type mâle m’a, j’ignore pourquoi, un peu chamboulée. On aurait dit que d’avoir un homme - ok, très, très attirant, je l’avoue - à moins de deux mètres de moi a stimulé mes hormones. Je me suis mise à m’ennuyer de Louis de façon exagérée. J’aurais donné mon haut de maillot de bain pour qu’il soit là, à mes côtés, à se faire dorer la couenne sur le patio fraîchement teint imitation bois d’érable. Et j’aurais donné mon bas de maillot de bain pour que ma mère rencontre mon beau Breton, se rende compte que moi aussi je peux plaire et qu’elle arrête d’essayer de me rendre jalouse avec son trophée de chasse.

Peut-être est-ce dans ma tête, mais j’avais véritablement l’impression qu’elle et moi, on était en compétition, qu’elle se sentait supérieure simplement parce qu’elle avait réussi à ramener un mec et sa belle paire de fesses dans son lit, et que moi, voilà, j’étais à peine capable d’oublier mes désuètes peines d’amour et de séduire, de charmer, de flirter. Afin de lui prouver que tout cela était faux - même s’il n’était justement pas prouvé que c’est ainsi que ma mère voyait les choses et que cette attitude n’était pas que le fruit de mon imagination -, j’ai délibérément tenté d’envoûter «Charles, oh, oui, oui, Charles».

- Alors, Charles, que faites-vous dans la vie?
- Euh, tu peux me tutoyer, j’suis pas si vieux!
- C’est vrai que vous… oh! pardon, «tu» as l’air très en… forme! Tu as quel âge, sans vouloir être indiscrète?
- Sophie, franchement!, de rétorquer ma mère, légèrement intimidée.
- Vingt-neuf.
-Oh. À peine cinq ans de plus que moi! Nous sommes de la même génération alors, on va sûrement très bien s’entendre! (Regard insistant à ma mère voulant dire : «Pensais-tu vraiment, maman, que je n’allais pas saisir l’occasion que tu m’offrais là de m’amuser un peu tout en te rappelant que moi j’ai encore moins d’un quart de siècle, mais que toi, tu approches la moitié du cent ans!») Et… que fais-tu dans la vie?!
- J’suis graphiste. J’fais des décors de films d’animation et de jeux vidéo.
- Oh! Maman, c’est génial, tu as trouvé quelqu’un avec qui partager ta passion : les ordinateurs!

Ma mère déteste les ordinateurs. Quand j’avais quinze ans, il a fallu que je lui fasse un mode d’emploi en dix étapes pour qu’elle réussise à allumer l’ordinateur, ouvrir le programme de jeux de cartes en solitaire et fermer l’ordinateur toute seule, comme une grande. Charles a trouvé l’anecdote plutôt rigolote. Ma mère un peu moins.



La troisième journée de mon séjour en terre maternelle, ma mère est allée jouer au golf avec «Charles, oh, oui, oui, Charles» - encore une activité qu’elle fait semblant d’aimer pour plaire à son prépubère. J’ai profité de ma solitude pour ouvrir le petit emballage que contenait la poche de mon imper rouge et sur lequel j’avais finalement pu mettre la main.

J’ai attendu quatre-vingt-douze heures avant de l’ouvrir. Parce que j’avais peur de découvrir ce qui s’y renfermait, sans doute, mais aussi un peu pour me faire souffrir je crois. Je voulais voir si j’étais en mesure de deviner ce qui se cachait sous le papier brun et la ficelle. Multiples furent mes hypothèses : une bague de fiançaille (il n’aurait pas été si vite en affaire?!), un doigt humain (le sien? Non, celui de sa dernière victime, m’annonçant ainsi que je serais la prochaine), une puce et un micro destinés à suivre le moindre de mes mouvements et à enregistrer toutes mes paroles (quand on vit seule, on ne dit rien de vraiment intéressant lorsqu’on est chez soi, alors qu’aurait-il gagné à m’épier de la sorte?), un simple papier, avec son numéro de téléphone (il me l’avait déjà laissé, mais bon, par sûreté, je ne sais trop…), ou non, un papier, oui, mais sur lequel est écrit un aveu important (du style «Je suis désolé Sophie, mais je suis gay finalement. J’ai couché avec toi juste pour savoir si j’étais capable de le faire avec les filles, malgré tout. Merci de m’avoir aidé à répondre à cette question qui me hantait. C’était pas si pire quand même, de toucher à quelqu’un qui a une poitrine.»). À court d’idées saugrenues, j’ai ouvert.

J’avais effectivement raison : c’était un bout de papier - oh! surprise! Mais aucune demande en mariage d’inscrite dessus; pas de menace de mort non plus, ni d’adresse ou d’aveu existentiel. Un code. Simplement un code. Moi qui adore les James Bond et tous ces films où les héros sont amenés à résoudre des énigmes en déchiffrant des langages codés, là, on dirait que je la trouvais moins drôle. Si j’avais attendu trois jours avant d’ouvrir le satané paquet, c’était pas pour qu’on me demande de patienter encore avant de connaître la signification du message! Moi j’ai le droit de me faire attendre, mais pas les autres, compris! Eux, non, ils n’ont pas le droit, de me prendre pour une fille patiente et compréhensive!

100807-AF347-190807-AF344 qu’il était écrit. Cherchant vainement à quoi cela pouvait faire référence, simplement au cas où ça pourrait me donner un indice, j’ai tapé ces lettres et ces chiffres dans un moteur de recherche Internet. C’est sur le site de l’aéroport de Montréal que je suis tombée.

Si j’ai bien compris, le 10 août 2007 à 20h05, le vol AF347 en direction de Paris, sans escale, partira de l’aéroport Montréal-Trudeau et le 19 août, à 13h15, un avion semblable décollera d’une des pistes de Charles-de-Gaules pour rejoindre Montréal. Et dans les deux cas, je serai à bord. C’est ce que Louis m’a confirmé lorsque je l’ai appelé, en pleine crise d’asthme - causée un peu par le smog, beaucoup par le choc émotionnel que je venais de subir.

- Ça t’en a pris du temps avant de me téléphoner! J’ai essayé de t’appeler moi, mais il n’y avait jamais de réponse.
- Je suis chez ma mère depuis trois jours, c’est pour ça…
- Alors, tu vas pouvoir te libérer et venir me rejoindre?!
- T’as pas déjà acheté les billets, hein?!
- Bien sûr que oui! Je me suis dit que ça ne te donnerait pas le choix!
- Oui, mais… j’aurais pu avoir plein d’autres choses de prévues!
- Tu l’as dit : tu «aurais» pu. Je sais très bien que ce n’est pas le cas, alors arrête d’essayer de te trouver des excuses et commence à faire tes valises si tu veux être sûre de ne rien oublier!


J’aurai finalement trouvé quelqu’un de plus cinglé que moi. Plus cinglé, mais certainement pas aussi perdu; maintenant, tout ce qui me reste à faire, c’est de retrouver mon passeport…