30 novembre 2007

Le premier du douze

Demain, c’est le 1er décembre. Le jour où, officiellement, les célébrations de Noël commencent. Bien que les décorations dans les centres commerciaux soient installées depuis le lendemain de l’Halloween – je crois que ce sont des mecs déguisés en Frankenstein et en membre de l’escouade Ghostbuster qui sont engagés pour accrocher les couronnes de gui dans les magasins à grande surface – ce n’est que le 1er décembre que les commerçants commencent à nous projeter des rigodons et des chants traditionnels dans les oreilles. Ils ont compris que de faire jouer des remix cheap de Santa Claus is comin’ to town avant cette date, ça pouvait occasionner certaines frustrations chez les consommateurs, voire en rendre quelques uns complètement fous. Ce n’est pas un coup de marketing très gagnant.


Le 1er décembre, c’est aussi le début officiel de l’Opération Nez Rouge. Ce qu’on peut en déduire, c’est que c’est aussi le début officiel de la saison où les gens boivent beaucoup – à entendre «trop». La saison des partys de bureau organisés par les clubs sociaux. Pour oublier qu’ils n’ont pas envie de célébrer avec leurs collègues impertinents, les gens se saoulent. Se saoulent, et boivent, et se saoulent, et boivent. En début de soirée, ils s’étaient promis de ne pas dépasser le .08, de rester sages cette fois-ci, alors ils ont pris leur voiture, sans réserver une place avec le service de raccompagnement. Résultat : étant donné que 2348 autres personnes ayant des partys de bureau ce soir-là ont eu la même bonne idée qu’eux, c’est-à-dire d’appeler Nez Rouge à une heure et demie du matin, complètement bourrés, ils ont dû attendre jusqu’à 4h30 pour pouvoir bénéficier du service. Et entre 1h30 et 4h30, qu’ont-ils fait? Ils ont baisé leur secrétaire sans prendre le temps de baisser leur culotte.


Le 1er décembre, c’est le jour officiel de la lutte contre le SIDA. Mais voulez-vous ben me dire qui ça intéresse, le SIDA? En ces temps de réjouissance, où tout est recouvert de guirlandes, de confettis, de brillants, de poinsettia et de lumières rouges, blanches et vertes, non, vraiment en ces temps où nous avons le cœur à la fête, l’estomac à la dinde et la tête au magasinage de dernière minute, ce n’est pas bien vu de venir nous embêter avec des histoires d’horreur et des maladies. On a ben assez de l’épidémie de grippe qui sévit toujours entre Noël et le Jour de l’An, transmise de mère en fille, de nièce en mononcle et de papa Noël en fée des glaces. Jour officiel de lutte contre le SIDA? Ok, j’peux ben vous encourager en vous achetant un p’tit ruban rouge, c’est cute après toute, mais m’eux pas entendre vos discours, pas le temps, mon char roule, j’suis parkée en double, pis ma bûche à crème «blacée», a va fondre dans le coffre.


Le 1er décembre, c’est la fête de Saint Éloi et de Sainte Florence. Mais ça, bordel qu’on s’en fout. Au Québec, on est «layic». Laïc vous voulez dire? Laïc, c’est ça j’ai dit. Le Québec madame, c’est un pays laïc! Euh, à ce que je sache, nous ne sommes pas encore un pays à part entière, non? C’pas ça l’important! L’important, c’est qu’icitte, la religion, c’est fini. F-I, N-I-NI, fini! Euh… F-I-N-I-NI, à ce que je sache, ça fait pas fini, mais plutôt «finini»… Heille,la comique, tu veux-tu rire de moé? Pas du tout madame. Le Québec est un pays laïc bon dieu de merde, vous avez ben raison! Franchement ma p’tite fille! Bon dieu de merde, on dit pas ça, c’est du blasphème! – Sans commentaire - Ouais. Le 1er décembre, c’est la fête de Saint Éloi et de Sainte Florence, mais on s’en fout, car ici, on est un pays laïc. Tellement laïc qu’on dépense des milliers de dollars chaque année pour célébrer l’anniversaire du petit Jésus.


Demain, c’est le 1er décembre, et je travaille. Bah, faudrait pas croire que je me suis trouvé un job, un vrai. J’ai accepté de dépanner une amie dans une boutique du centre-ville. Je vais emballer des cadeaux. Je vais être la celle qui risque d’emballer les présents de la moitié des meudames de l’île de Montréal, parce que la moitié des hommes ne savent pas comment emballer un cadeau. L’autre moitié ne voit pas à quoi ça sert de foutre la boîte dans du beau papier à dix piasses le rouleau quand c’est pour qu’il se fasse déchirer deux heures plus tard. Alors ils n’emballent pas et disent tout simplement Tiens chérie. Je sais, c’est pas emballé, mais ça vient du cœur. Quand je l’ai vu, j’ai toute suite pensé à toi. Une antenne satellite. Merci mon amour.


Demain c’est le 1er décembre, et contrairement à la tradition qui a toujours été perpétuée dans ma famille, je ne ferai pas mon sapin de Noël. Aucun arbre-qui-perd-ses-épines ne rentrera chez nous cette année.


Parce que je trouverais ça trop triste de voir cet arbre, fier et vaillant, n’avoir aucun cadeaux à ses pieds. Car après tout, qui sera là cette année pour venir déposer une jolie surprise sous les branches de mon sapin? Sûrement pas Magalie, sûrement pas François, sûrement pas Louis, sûrement pas Madame St-Germain. Sûrement pas Maman. Et mon père passe les vacances dans le Sud avec sa nouvelle blonde. Si j’m’achète un arbre de Noël cette année, ça va être un palmier.




23 novembre 2007

Sens unique



Un pessimiste est un type qui regarde des deux côtés
avant de traverser une rue à sens unique.

-Laurence Peter



Suis-je seule à avoir cette manie superstitieuse de confirmer mes choix en posant des ultimatums complètement insensés à la vie? Du genre : si la lumière vire au vert avant que j’atteigne le coin de la rue, ça veut dire que je n’attraperai pas la grippe qui court ces temps-ci; si je tombe sur une chips restée entière dans le fond du sac où il ne reste pourtant que des graines et des miettes, ça veut dire que je vais rencontrer quelqu’un d’intéressant ce week-end; si je parviens à finir de lacer mes souliers avant que le cadran n’affiche midi pile – Vite! Vite! Vite! Il est 11h59 et déjà plusieurs poussières! – je vais recevoir un coup de fil intéressant dans les prochains jours. Si le gars qui marche devant moi tourne à droite à la prochaine intersection, je n’ai pas le choix de le suivre; c’est peut-être l’homme de ma vie. Si. Si. Si. Le conditionnel est vraiment une invention fantastique de la langue française.


Si. Conditionnel. À condition? À condition de quoi? Que je le décide. Simplement. On s’invente – ou «je m’invente», car peut-être suis-je vraiment la seule à faire ce genre de truc finalement – ces règlements bidons pour se déresponsabiliser de son destin et pouvoir dire, au final, que c’est de sa faute, à l’inéluctable course des astres, si finalement ça n’a pas fonctionné : elle n’a pas suivi les modalités et les exigences du jeu. Elle a fait en sortes que le gars, à la prochaine intersection, il est tourné à gauche au lieu d’à droite. Alors hein, après ça, qu’on ne vienne pas chialer que je suis capricieuse et que je ne fais rien pour rencontrer de nouvelles personnes : je cherche à en rencontrer, mais elles ne prennent pas la bonne direction.


Et celles qui tournent du bon bord, assez rapidement, je dois me rendre compte que c’est dans un cul-de-sac qu’elles m’ont entraînée. Un sens unique avec, au bout, une belle clôture en métal, orné de barbelés. Défendu de passage. No way. You won’t go further.




La semaine passée, après son spectacle dans le petit café du Vieux Montréal, Vincent-le-violoncelliste et moi, on est allés prendre un verre. Une superbe fin de soirée; on a bu, mais pas trop, juste assez pour nous dégêner et nous inciter à poser les questions qui nous brûlaient les lèvres mais qu’autrement nous aurions retenues. On a discuté longuement, on a rit. Puis on est rentré chacun de notre côté, sans s’embrasser ni rien, non, simplement en se promettant un «au revoir». J’étais charmée. Et je crois qu’il l’était tout autant. Non, j’en suis sûre.


J’ai délibérément choisi de laisser s’écouler plusieurs jours avant de lui écrire un email. Il ne m’avait laissé que son adresse courriel. Pour ma part, je ne lui avais rien donné, outre la promesse de lui faire signe prochainement.




Il a mis deux jours à me répondre. Laps de temps au cours duquel j’avais fini par me convaincre que parmi tous mes «prétendants», il n’y avait pas de doute, c’était vers lui que mon cœur penchait le plus. Pas que le fils encore puceau de ma voisine semi-sénile ne soit pas intéressant, mais bon…


Mais dès que j’ai ouvert son message, j’ai regretté mon choix. Monsieur-le-musicien-sensuel a bien pris soin, dans son courriel ultra poli, suave, respectueux et tout ce que vous voudrez d’amical et de platonique, de souligner le fait qu’il avait une copine et qu’il serait malsain pour lui et son beau couple que l’on continue à se voir.




Est-ce moi qui n’aie pas attaché mes lacets assez rapidement ce matin et la vie qui a ainsi décidé de se venger ou je suis tout simplement damnée? Non mais, méchant karma mon affaire. Un samedi matin, dans un café désert, un jeune homme s’approche de ma table pour me demander s’il peut s’asseoir avec moi, alors qu’il reste une bonne cinquantaine de places disponibles un peu partout dans le resto, je lui réponds oui, on jase un brin, rien d’impliquant, mais on sent bien qu’il a un intérêt certain pour ma «cause», et voilà, il m’invite à assister à son spectacle le soir venu, je me rends au dit spectacle, j’ai du plaisir, on a du plaisir, du vrai de vrai plaisir et putain, oui, ça se voit dans ses yeux, dans mes yeux, que du plaisir, on en veut plus que ça, tant que possible, du plaisir, s’il vous plaît, de toutes les formes, amenez-nous en, on est avides de plaisir!


Le mec, on se le rappelle, c’est lui qui est venu vers moi, dès le départ. Venu me chercher avec son sourire mièvre et ses atouts de jeune premier, son regard enveloppant et ses mains qui vous caressent sans vous toucher tellement elles sont grandes et belles et masculines. Il est venu, à moi, sans que je ne lui demande quoi que ce soit.


Pour mieux me renvoyer chez moi en m’avouant comme si c’était la chose la plus logique du monde qu’il a une copine.


Qu’il la marie sa copine, qu’il lui fasse une trâlée d’enfants, qu’il l’aime, qu’il l’aime, qu’il lui dise tous les soirs en l’embrassant sur le front, j’en n’ai rien à foutre, je trouve ça beau même, non mais, bravo, les couples qui durent de nos jours, hein, on le sait, ça ne court pas les rues. Mais justement, les jeunes hommes-des-couples-qui-durent, ils ne sont pas censés courir les rues en courtisant les demoiselles, en leur lançant des clins d’œil et des cartons d’allumettes avec leur numéro de téléphone inscrit à l’intérieur pour qu’elles les appellent afin qu’ils leurs disent Oh. Désolé ma belle, je suis déjà engagé, je voulais pas te créer de faux espoirs.


Faudrait leur dire à ces jeunes-hommes-donc-bien-sûr-d’eux que l’espoir, il n’est jamais faux. Il est toujours vrai et il vient du cœur. Du cœur qui accepte de croire à ce qu’on essaie de lui faire gober.

13 novembre 2007

Entre les huit mon cœur balance.

J’ai une entrevue demain. Pour un job que je n’ai aucunement envie de décrocher. Mais pour un job. C’est déjà un bon départ. Je me suis dit qu’en acceptant de passer des entrevues, même pour des emplois plus ou moins intéressants, j’augmenterais mes chances de me faire appeler pour des boulots qui, eux, sont beaucoup plus attirants.


Car c’est toujours comme ça. Du moment que tu es occupé, que tu as déjà plusieurs engagements de pris, c’est là que les offres pleuvent, qu’on se met à te proposer des choses vraiment alléchantes. Donc, si on suit cette logique, on pourrait déduire qu’en me bookant plusieurs entrevues chez des employeurs dont je me fous un peu, les employeurs pour lesquels j’ai véritablement envie de travailler vont eux aussi m’appeler, sentant que je suis de plus en plus en demande. C’est lorsque je viendrai de signer un contrat bidon pour un travail emmerdant qu’une offre exceptionnelle me tombera dessus. C’est sûr. Certain.

Cette façon qu’a la vie de tout faire arriver en même temps me fascine. On dirait qu’elle procède ainsi de manière à tester notre capacité de faire des choix. Avec elle, c’est tout ou rien. Tout. Ou rien. Tout. Du même coup. Vlam. Tins toé. Prends-en plein la gueule. Cours, cours, vas-y, cours. Et choisis. Tu vas arrêter de chialer en disant que tu n’as pas le choix. Le choix? Le choix, tu l’as ma belle maintenant. Tu n’as que ça : le CHOIX. Tout est possible. Moi j’ai rien à voir là-dedans. J’ai tout mis devant toi, un vrai buffet All you can eat, alors hein, pu d’excuses. Tu prends ce qui te convient maintenant et tu fonces.


Et c’est comme ça dans tous les domaines. Y compris les amourettes. C’est tout ou rien. Tout ou rien. Pendant six mois, je me suis vautrée dans ma solitude, habillée de mélancolie et de reste de larmes; j’ai marché la tête basse et les yeux bouffis, le cœur gros et la démarche alourdie. Je croyais que personne ne voudrait plus jamais de moi. Fini. Évidemment, j’avais tort. On a toujours tort lorsqu’on est triste. Mais quand même. Il me semble qu’il devrait y avoir un équilibre entre «personne ne voudra plus jamais de moi» et «je ne sais plus quel soupirant choisir parmi la dizaine qui me court après.»


Car maintenant, c’est un peu ce qui se passe; les prétendants s’agglutinent à ma porte et moi, craintive, je les regarde par l’embrasure, ne sachant trop quoi leur répondre – Désolée les gars, vous feriez peut-être mieux de rentrer chez vous. Je ne me suis pas rasé les jambes. Ça me gêne de sortir dans cet état.

Qui sont tous ces prétendants? Eh bien. Tout d’abord, il y a Vincent, le violoncelliste. D’accord, rien n’indique qu’il me court véritablement après, mais quand même. Y’a de la séduction dans l’air. Ensuite? Charles. Oui, oui. Charles comme dans «Charles, le gigolo de ma mère». Je crois qu’il est resté traumatisé par le baiser que l’on a échangé il y a un mois. Si, personnellement, j’ai vu dans ce baiser une simple façon de se dire qu’on n’était pas seuls, une manière malhabile de se consoler mutuellement, on dirait bien que lui, il y a vu beaucoup plus. Peut-être l’espoir de poursuivre avec la fille ce qu’il avait entamé avec la mère. Une sorte de legs. Une mission intergénérationnelle. J’sais pas.


À part ça? Louis, alias le gars le plus insistant de la terre. Il faut lui laisser cela, il ne se décourage pas facilement. Il continue de m’appeler à raison d’environ une fois par semaine et d’attendre, patiemment, que je le rappelle. Je lui ai téléphoné une seule fois. Il était neuf heures du soir ici, donc trois heures du mat là-bas. Je me doutais bien que son portable serait fermé et que j’aurais affaire à sa boîte vocale. Je préfère communiquer par répondeurs interposés avec lui, c’est beaucoup moins impliquant. Ça me permet de repousser encore un peu le moment où je devrai véritablement m’expliquer avec lui. J’suis bien prête à prendre mes responsabilités. Mais pas tout de suite.


Et voilà que ce matin, un nouvel homme est venu s’ajouter à cette liste de prospects. Jason, le fils de Madame St-Germain, ma voisine tireuse de cartes. Quarante ans, pas d’enfants, mais… pas très séduisant. Je le soupçonne d’être encore puceau et de ne pas se rendre compte que son accoutrement est laid et démodé tout simplement parce qu’il est incapable de voir à travers ses lunettes style année quatre-vingt beaucoup trop épaisses. Et sales.


Je ne sais pas ce que Lucille lui a raconté à mon sujet, mais il semble qu’il se sente investi d’une mission par rapport à moi. On dirait bien qu’il s’est lui-même donné comme mandat de me faire retrouver ma joie de vivre et mon pep. Il est venu cogner à ma porte vêtu d’un affreux débardeur beige et d’un pantalon beaucoup trop court – probablement son plus beau kit – et il m’a invité à me joindre à lui et sa mère pour souper. J’ai refusé, prétextant que j’avais déjà accepté une autre invitation. Non mais. Il n’aurait pas plus imaginé scénario plus romantique. Un souper en tête-à-tête avec lui… et sa mère! Pauvre Lucille… Elle aimerait vraiment ça que je sorte avec son fils – Un si bon garçon! , elle me le répète chaque fois qu’elle me croise dans la cage d’escaliers – Vous seriez cutes ensemble! J’el sais, y’est un peu plus vieux qu’toi, mais y’ est tellement jeune de cœur! Et puis, après toutes les mésaventures qui t’sont arrivées c’t’année, me semble que t’aurais besoin d’un gars mature ma p’tite Sophie! Mature, certes…


Enfin. Ça m’amuse de dresser cette liste de prétendants. Même si le plus intéressant d’entre eux – à lire Vincent – n’est certainement qu’un prétendant imaginaire, je trouve ça réconfortant de savoir que potentiellement, tous ces gars peuvent être intéressés par mon cas. Peu importe la raison qui les motive à s’intéresser à moi, intérêt il y a. Et puis, quand on y pense, à peu près toutes les raisons qui nous poussent généralement à nous intéresser à quelqu’un sont mauvaises.


Et la raison qui me pousse à dresser cette liste ridicule ce soir l’est tout autant. C’est que de m’adonner à cette activité futile me fournit une excuse relativement acceptable pour ne pas penser à des choses plus sérieuses, en l’occurrence mon entrevue de demain.


Mon entrevue de demain… Petite impression que soudainement, la vie reprend.

11 novembre 2007

Le chaud et le froid.

Tout vrai regard est un désir.
-Alfred de Musset



Je suis allée m’asseoir dans un café. Hier matin, très tôt. Histoire, en m’y rendant, de pouvoir profiter du froid matinal, de la buée qui sort de la bouche au respir, du picotement qui envahit le bout des doigts, de la sensation de gel humide qui se dépose sur les cils. Je me suis commandé un énorme bol de café au lait, que j’ai tenu entre mes mains pendant de longues minutes, simplement pour savourer le contraste de sa chaleur apposée sur mes paumes encore gelées.

L’encre du journal me salit les doigts. Le pouce et l’index sont complètement noircis. Toutes ces pages tournées en vain. Sans résultat. Aucun boulot ne me semble intéressant. J’ai bien encerclé une ou deux annonces, mais l’envie de vraiment téléphoner ne me vient pas. Je préférerais qu’eux m’appellent, qu’ils devinent que je suis en recherche intensive, que j’ai besoin d’un boulot maintenant, qu’ils m’annoncent d’une voix solennelle – «Justement, on aurait quelque chose pour vous. Seriez-vous prête à commencer demain?» Quand vous voulez. Tout de suite s’il le faut.

Alors que je décortiquais les petites annonces du cahier «Carrière», je sentis que des yeux insistants s’acharnaient à me décortiquer moi. C’est étrange, ce sentiment d’être mise à nue par un parfait inconnu; sentir qu’on nous épie, qu’on nous déshabille. Comment notre corps fait-il pour détecter qu’il est ainsi regardé, analysé? On dirait que nous avons un petit sensor, juste à la base du cou, qui se met à émettre de la chaleur dès qu’il se sent visé. C’est étrange oui, car si on veut que quelqu’un qui nous fait dos se retourne et nous regarde, on n’a qu’à fixer sa nuque et, généralement assez rapidement, il bougera la tête pour savoir ce qui se passe…

Et voilà que ma nuque brûlait. Mais je n’osais pas me retourner, de peur de devoir constater que ce regard appartenait à un vieil itinérant mal odorant tout simplement en quête de petit change. Mais, subtilement, j’ai fini par virer ma tête légèrement vers la gauche, afin de voir qui osait me dévisager ainsi.

Il n’a rien d’un clochard finalement. Plutôt mignon même… Mais qu’est-ce qu’il me veut? Il attend quoi? Que ce soit moi qui lui apporte son café? Il doit simplement être dans la lune. La lune du petit matin endormi. Loin, très loin. Ce n’est pas moi qu’il regarde. C’est le vide devant moi.

Mais c’était bel et bien moi qu’il regardait. C’est ce que j’ai dû constater lorsqu’il s’est approché de ma table en demandant timidement :

-Est-ce que je peux …
-…
-… m’asseoir?
-Euh… oui, oui.
-…
-Pourquoi pas…
-Je ne te dérange pas j’espère?
-Non, non. Au contraire. Tu me sauves. Tu me donnes une bonne excuse pour arrêter de chercher.
-Chercher quoi?

J'avais envie de répondre l’homme de ma vie, mais je me suis raviser en me disant qu’il était un peu trop tôt pour commencer à faire des allusions de ce type! Pour une fois qu’un jeune homme m’approchait, comme ça, sans raison apparente, sauf peut-être celle de me trouver belle, eh bien, je n’allais pas tout gâcher!

-Un boulot.
-Oh! Dans quel domaine?
-À vrai dire, moi j’ai étudié en communication, mais tu vois, ce journal m’offre plutôt le choix entre une job dans un centre d’appels ou un sideline d’escorte…!
-Ben quoi, ce sont deux emplois en plein dans ta branche ça, non?! Dans un centre d’appels, tu ne fais que ça, communiquer, et… escorte… escorte, eh ben, c’est un peu comme attachée de presse, mais… en plus sexy!
-Vu comme ça!

Son humour me plaît. Osé et cynique à la fois. Conversation bien entamée. Wow. Je dois vraiment faire attention de ne pas me planter. Eh merde. Avoir su, je n’aurais pas mis mes vieux joggings et ma tuque défraîchie. Moi qui voulais passer inaperçue en tout confort ce matin…


-Et toi, tu fais quoi dans la vie?
-Je suis musicien.
-Tu es debout de bonne heure pour un musicien! Je croyais que les jeunes rockers, ça faisaient la fête jusqu’à la fermeture des bars et que ça ne se levaient pas avant cinq heures de l’après-midi le lendemain.
-Ouais, t’as probablement raison. Mais je ne suis pas un jeune rocker. Quoi que, ça pourrait être intéressant d’interpréter du Oasis ou du Van Hallen avec mon violoncelle!

Du violoncelle! L’instrument le plus sensuel! Tellement homme… Ce son grave, puissant, qui tremble et fait vibrer. Les coups d’archet comme des coups de hanches. Ok. Suffit les fantasmes!


-T’aimes? J’veux dire, ce genre de musique?
-Musique sensuelle?
-Sensuelle?
-Euh… Oui… Je veux dire… J’aime ça, le violoncelle. Je trouve ça… sensuel.
-Ahah!
-Merde. Scuse moi, je…
-Excuse-toi pas!
-…
-J’ai une pratique dans quinze minutes, juste à côté. On fait un concert ce soir, dans le café bar en face. Tu viendras faire ton tour si tu veux.
-Euh. D’accord. À quelle heure?
-21h00.
-Bien. Ça devrait me laisser le temps de me préparer!
-Quoi que ça peut être plutôt long de faire partir l’encre sur tes doigts. Si j’étais toi, j’irais commencer à me les faire tremper tout de suite!

Il m’a touché la main! Il m’a touché la main! Woh. Feu dans l’estomac. Petite vague étrange de bonheur dans le creux du ventre. Un inconnu, sa main, effleure, la mienne, shhh, léger bruissement, sans plus, à peine, perceptible, si peu, trop doux, trop, naturel, sans prétention. Pourquoi ce ne pourrait pas être toujours facile comme ça?


-J’vais y être, promis.
-Bah. Promets rien. Tu me dois rien… Mais j’s’rais content que tu viennes faire un tour, oui.
-…
-Bon! Faut j’y aille! Bonne journée!
-Ça devrait pas être trop difficile...

Large sourire. Démarche détendue. Il a passé le pas de la porte en continuant de me regarder du coin de l’œil, la bouche tout aussi en coin, l’air complice. Je n’en revenais pas. Qu’est-ce qui venait de se passer? Pourquoi ce garçon, atrocement irrésistible, était venu me parler. Comme ça, comme si ça allait de soi, comme s’il n’y avait pas d’autres possibilités pour lui, de venir me glisser ces quelques mots, de me sourire, de s’en aller, de s’assurer que j’allais penser à lui pour le reste de la journée.

J’étais incapable de me concentrer et de continuer à chercher un boulot. Ce n’était plus d’un boulot dont j’avais besoin, mais d’un ménage de ma garde-robe, afin de trouver ce que je pourrais bien mettre le soir venu!
Je suis revenue à la maison presque au pas de course. J’avais besoin de raconter ce qui venait de se produire à quelqu’un, de le dire, qu’enfin, quelque chose de bien se produisait. Même si ce n’était rien, même si en bout ligne, cela ne mènerait nulle part, mais quelque chose, quand même. Une toute petite, toute minuscule chose, mais pleine de lumière. Et avec un visage, ma foi, plutôt agréable à regarder!

Sans même y réfléchir, j’ai appelé Magalie.

-Dis, ça te tente, une après-midi de filles?
-Certain! On fait quoi?
-On me trouve une tenue pour ce soir!
-Yé! T’as une date?!
-J’suis pas sûre que ce soit une date, mais c’que j’sais, c’est qu’il faut que je fasse bonne impression!
-J’arrive!


***


Je suis allée m’asseoir dans un café bar. Hier soir, assez tôt. Je voulais arriver dans les premières. Histoire de pouvoir choisir ma place, de profiter du meilleur point de vue possible sur le spectacle. Je me suis commandé un énorme daïquiri aux fraises, que j’ai siroté pendant de longues minutes, jusqu’à ce que mon cerveau soit pratiquement gelé. Aussi froid que mes mains et que mon cœur chaud.

Alors que je décortiquais le décor qui m’entourait, je sentis que des yeux insistants s’acharnaient à me décortiquer, moi.

Le jeune homme de ce matin vient de pénétrer dans la pièce, armé de son énorme instrument et de son sourire aussi enivrant que le daïquiri. Le jeune homme de ce matin.


Il a oublié de me dire son nom.

05 novembre 2007

Moi et mon double.



«Ce n'est pas nous qui disons les mots, ce sont les mots qui nous disent.»

- Witold Gombrowicz


Il y a maintenant trois semaines que je n’ai pas écrit. Pour la même raison qui me pousse habituellement à écrire. Cela m’était nécessaire. Je n’en pouvais plus de me confesser, me confronter, me mettre sur papier. Et que ce papier devienne un miroir, une extension de moi, le reflet de ce que je n’avais pas la force de voir. J’étais épuisée de me regarder droit dans les yeux. Fatiguée de ne pas être à la hauteur de moi-même.


J’ai relu tout ce que j’ai écrit depuis le mois de mai. Ça m’a donné un choc. Je n’arrivais pas à croire que c’est de moi que toutes ces lignes parlaient. J’avais peine à me reconnaître. Le portrait qui y était dépeint m’est apparu tout simplement grossier et inexact. Il faut croire que la connaissance que l’on a de soi n’est jamais tout à fait juste. Nous sommes véritablement mal placés pour parler de nous-mêmes. Les yeux trop près du nez, la bouche trop proche du cœur, les mots collés sur les sentiments; on ne voit pas clair.


Puis, j’ai réalisé qu’au contraire, cette image noire, ambiguë, pleine de contradictions, de faiblesse, de paresse et de bêtise, elle m’appartenait bel et bien. Ce qui est faux, ce n’est non pas ce que j’ai pu écrire sur moi, dire de moi, mais bien ce que je pensais de moi. Je n’étais pas celle que je croyais être. Que je voulais être. Mais est-il possible de véritablement, un jour, faire concorder ces deux réalités? Serons-nous jamais ce que nous souhaitons être, simplement?


Aujourd’hui, j’ai décidé de faire le test. De vérifier si cela pourrait éventuellement devenir possible. Aujourd’hui, je veux calculer l’écart qui existe entre ce que j’ai toujours cru être et ce que, vraisemblablement, je suis devenue au fil des derniers mois.


J’ai toujours cru être une femme de tête, décidée, entreprenante, motivée. Je constate plutôt que je suis extrêmement ambivalente, incertaine et peureuse. Cela fait cinq mois que je n’ai plus d’emploi et que je ne fais pratiquement aucun effort pour m’en trouver un. Je semble préférer me complaire dans ma situation et croire que les choses s’arrangeront d’elles-mêmes.


J’ai toujours cru être une fille positive, dotée d’un bon sens de l’humour et d’une certaine ouverture d’esprit. Cependant, toutes les anecdotes que j’ai pu racontées ici tendent plutôt à prouver que je suis une chialeuse incurable, une éternelle insatisfaite, une cynique désabusée, une chatte qui a le dos constamment voûté, les griffes toujours prêtes à attaquer. Quelle douleur m’habite donc pour que je sois aussi craintive et méchante?


J’ai toujours cru être une personne sociable, bien entourée, qui avait la chance de pouvoir compter sur plusieurs bons amis et sur des parents, malgré tout, assez compréhensifs. Mais où sont donc passés tous ces gens? Ma mère est morte, bon, ça, je n’y peux rien, j’accepte mon impuissance en la matière. Mais tous les autres? Qu’en ai-je faits? Où les ai-je mis? Au rancard? Mon père. Je ne l’ai pas appelé depuis les funérailles de maman. Pourquoi? Et Magalie? Et François? D’accord, ils m’ont fait un coup bas, mais suis-je à ce point incapable de pardonner? En plus que je suis mal placée pour en vouloir à François, moi qui n’aie pas été plus fidèle et qui songeais à le laisser. Et à part eux? Louis. Louis! Que devient donc Louis? Il m’a téléphonée à au moins cinq reprises depuis mon retour de France. Mais chaque fois, je laissais le répondeur lui dire que je n’étais pas là. Pourquoi? Il semble que j’aie choisi de m’isoler. De me mettre à part du monde, de faire comme si je n’existais plus.


Peut-être parce que je n’existe plus, justement. Que celle que j’étais, cette jeune femme imparfaite, mais tout de même agréable et heureuse, n’existe plus. Où suis-je donc passée? Je me suis laissé traîner quelque part. Sur le comptoir de la cuisine, à côté des clés qu’on ne trouve jamais lorsque vient le temps de partir? Dans la sécheuse, avec tous ces bas qui finissent seuls et dépareillés? Sous le lit, en petite boule, roulant avec la poussière et les objets qu’on cache? Non. J’ai regardé. J’ai fouillé. Et je ne suis à aucun de ces endroits.


C’est donc qu’il y en aurait un autre. Un lieu où les choses et les êtres, mystérieusement, disparaissent. Ne me reste plus qu’à le trouver.