23 novembre 2009

La première neige

F. est parti.



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F. est le premier homme qui m'ait jamais donné envie de me marier. Je me suis toujours un peu foutue de la question matrimoniale, mais avec lui, je vois le fait d'officialiser notre union comme une possibilité envisageable. Comme quelque chose de beau, de grand, qui pourrait vraiment avoir un sens - que nous formons ensemble un tout dont la force va bien au-delà de nos énergies individuelles mises en commun. F. me donne envie d'être sa femme, de lui appartenir, juste un peu, mais d'être quand même à lui, dans mes défauts et mes extravagances.




Ce serait en Bretagne, sur une plage de Saint-Malo, durant la saison des hautes marées. Je porterais une robe très longue et très légère, mes cheveux bouclés flotteraient dans les airs, les bourrasques seraient violentes, aussi féroces que notre envie de nous embrasser, mais nous nous retiendrions, nous attendrions que le célébrant nous donne sa bénédiction avant de faire fondre nos lèvres ensemble. Le bas de ma robe serait tout mouillé, taché par le sel et les algues, mais peu m'importerait car F. déchirerait ma tenue une fois passé la porte de notre chambre d'hôtel, de toute façon.

Nous ferions l'amour, ça sentirait le varech, la mousse, le large, le vent, le poisson et la terre humide, et nous jouirions en même temps, tandis qu'une vague immense viendrait se fracasser contre la fenêtre. Elle nous engloutirait et nous emporterait jusqu'à une île secrète, lieu de notre lune de miel. Luna di miele, qu'on dit dans sa langue. Nous ne parlerions plus aucune langue. Nous n'en aurions plus besoin, nous serions mari et femme et les mots n'arriveraient plus jamais à exprimer à quel point nous nous aimons, de toute façon.





F. stimule en moi le désir irrépressible de foutre en l'air mes certitudes, de me jeter dans le vide, de m'abandonner à l'inconnu. Je veux lui faire confiance, le suivre partout où il ira, le croire lorsqu'il me dit que l'avenir est radieux et que la fin du monde n'est qu'une farce. Qu'il ne peut y avoir de fin du monde, parce que le monde c'est nous, et que nous sommes infinis. Avec F., je n'ai pas peur de mourir parce que je sais que dans la terre, je ne pourrai qu'être encore plus proche de lui: mon corps se décomposera dans le sien, nous réchaufferons la planète de nos cendres.


Quand F. dort avec moi, je ferme tous les calorifères, je me glisse nue sous les couvertures et jamais je n'ai froid. F. est la vie au creux de mes reins et mes rêves sont tranquilles. Mais F. est parti.



***



F. est retourné chez lui, dans son pays blanc, rouge et vert comme Noël qui s'en vient. Lui aussi va s'en venir - s'en revenir: ce n'est qu'un petit voyage de quinze jours. Le temps d'embrasser la famiglia, de faire le plein de bouillon et de pasatelli, de sentir que ses pieds ont encore des racines, de se reposer, se retrouver: après, c'est sûr, il va me revenir.


Je compte les jours en chocolat. Je me suis fabriqué un calendrier de l'avant-Avant, comme je l'appelle. Chaque jour, je mange un chocolat d'une saveur différente et je fais le voeu que F. rentre à la maison sur le champ. Mon souhait ne se réalise jamais, mais le goût sucré sur ma langue me réconforte quand même: chaque bouchée me rapproche de lui. Il ne reste plus que neuf friandises dans la boîte. J'ignore ce que celle de demain goûtera. Aujourd'hui, l'absence de F. avait une saveur légèrement caramélisée - truffe chocolat et caramel, oui, c'est ça. Quand j'aurai mangé tous les chocolats, mes joues seront un peu plus dodues, mais c'est tant mieux: elles sauront ainsi mieux supporter le sourire qui s'étampera sur mon visage parce que le retour de F. sera imminent. J'irai peut-être à l'aéroport le chercher. Ou peut-être que j'attendrai simplement qu'il se présente chez moi. Je l'accueillerai dans ma maison en faisant comme s'il n'était jamais allé nulle part. Je porterai une robe très longue et très légère et peut-être qu'il comprendra ce que cela veut dire.


Il m'embrassera sur l'épaule, mordillera la bretelle de mon soutien-gorge et dehors il neigera. La première neige de l'année, comme des confettis qui crient tu nous as manqué. Et la neige n'arrêtera pas. Elle tombera tout décembre, et tout l'hiver, jusqu'au printemps, peut-être même juin. C'est que F. et moi n'aurons jamais cessé de nous embrasser.

20 novembre 2009

Être né pour un petit-pain-blanc-pas-d'croûte

Tout à l'heure, j'étais à la pharmacie. Les bras chargés, je me suis placée dans la file pour payer. Devant moi, il y avait une dame d'une cinquantaine d'années, mais qui agissait comme une petite fille de huit ans. Elle souffrait visiblement d'un retard mental. Je dis souffrir, mais le mot est plus ou moins adéquat; cette femme ne souffrait pas, elle avait plutôt l'air de s'en foutre: elle était vivante et c'est tout ce qui comptait pour elle. Elle chantonnait en se dandinant sur ses pieds chaussés de bottes mauves. En bougeant ainsi, elle déplaçait l'air et ce dernier se chargeait de son parfum: un mélange de boule à mites, de gras de cheveux et d'humidité. Elle puait, mais elle s'en foutait. Elle ne le savait pas. Tout ce qu'elle savait c'est qu'aujourd'hui, c'était vendredi et que vendredi, c'est le plus beau moment de la semaine: c'est la journée où elle va au Jean Coutu pour s'acheter un deux litres de Pepsi et des gratteux. Céline. Elle avait l'air de s'appeler Céline.

Céline était accompagnée d'une femme plus âgée, qui devait être sa mère. Celle-ci avait l'air seulement une coche plus brillante que sa fille. Juste pour dire qu'elle pouvait s'occuper d'elle (à lire: lui acheter des plats congelés pour souper, les faire cuire dans le micro-ondes et lui mettre son film préféré dans le lecteur VHS). Jocelyne pourrait lui convenir comme nom. Jocelyne, elle, elle aime le vendredi parce qu'elle va faire valider ses billets de loto à la pharmacie - moment d'excitation intense qui lui donne même du mal à s'endormir le jeudi soir.

Une fois ses billets validés et déclarés non gagnants, Jocelyne s'en est évidemment procuré d'autres. Elle a dit:

- J'vas vous en prendre trois autres ma belle p'tite madame.

La caissière lui a répondu:

- Il ne m'en reste plus de ceux-là... Ah! non, c'est vrai, vous, vous prenez ceux à 2$, pas à 5$. J'vous sors ça alors.


Pendant que la caissière sortait les billets de la pochette de plastique, Jocelyne s'est mise à rigoler et s'est lancée dans une tirade décousue:

- Ben sûr que j'prends les billets à 2$, t'sais! J'suis pas pour prendre ceux à 5$, tu peux gagner des trop gros montants avec ceux-là, pis moi faut pas que j'gagne trop d'argent parce que si j'gagne trop d'argent, y vont me couper le B.S. (Rire aussi gras que les cheveux de Céline). J'te dis qu'y checkent pas mal ça au B.S., y te watchent, ça fait que j'suis mieux de pas prendre de chance pis de prendre juste des billets à 2$. Avec les billets à 2$, j'peux pas gagner beaucoup d'argent, ça fait que c'est correct, y me couperont pas mon B.S. (Rire encore, mais dans sa barbe cette fois. Parce que oui, Jocelyne a de la barbe et elle la rase.)


Cette femme achète des billets de loterie dans l'espoir de ne pas gagner. Parce que si elle gagne, ils vont lui couper son bien-être social. Elle aurait le choix entre 1 million de dollars, là, maintenant, tout de suite, et 400$ par mois, elle prendrait les 400$ par mois. Parce que c'est rassurant de savoir qu'un montant fixe rentre dans son compte en banque à une fréquence régulière, parce que c'est plus facile de gérer un compte dans lequel il y a moins de zéro ou parce que si elle devenait millionnaire, elle n'aurait plus le droit d'habiter dans son HLM et que ça ne lui tente pas trop de déménager.

Parce qu'elle aime bien le pain-blanc-enrichi-pas-d'croûte et que si elle était riche, elle serait obligée d'acheter du pain baguette, pour faire comme les vrais riches, mais elle n'aime pas ça le pain baguette, Jocelyne.

Jocelyne a quitté la caisse en continuant de rigoler et de se parler à elle-même. Céline a déposé son chargement de liqueur brune sur le comptoir et elle a demandé «Un Bingo s'il vous plaît» à la caissière, avec un enthousiasme débordant et un cheveu sur le bout de la langue.

J'espère que Céline ne grattera pas cinq cases en ligne et qu'elle ne criera pas «Bingo!», la bouche pleine de Pepsi. Ça décevrait beaucoup trop sa mère.

06 novembre 2009

Les noces de vent

F. et moi avons célébré notre premier mois officiel de couplage il y a quelques jours. Un grand événement. On a souligné la chose sobrement, avec beaucoup d'amour et une bonne bouteille de vin, tout simplement. Un mois, y'a pas de quoi en faire tout un plat, mais reste, en ce qui me concerne, ça tient presque du miracle et je peux déjà affirmer que c'est une de mes relations les plus longues.

Pendant un moment de pur romantisme, coupe à la main et regard mielleux dans les yeux, j'ai lancé à F. une assertion pas si eau-de-rose que ça:

- J'ai pensé à ça aujourd'hui et après un mois passé ensemble, à se voir pratiquement tous les jours, je ne t'ai toujours pas entendu péter.

F. a souri. C'est pour ça que je l'aime: parce qu'il m'embrasse quand je dis des choses intelligentes et qu'il sourit quand j'en sors des stupides.

- Non mais c'est vrai! C'est quand même étonnant! Je suis presque en train de me demander si tu as un intestin ou si tu ne serais pas plutôt un robot dépourvu de système digestif qui synthétise les aliments selon un procédé très complexe d'auto-combustion...

Là, F. m'a embrassée. Pourtant, ce n'était pas particulièrement intelligent ce que je venais d'énoncer, mais bon, peut-être qu'il faisait juste m'aimer et qu'il avait envie de me le démontrer physiquement.

La fin de la bouteille de vin est arrivée, ainsi que la fin de la soirée; on est allé se coucher en forme de cuillère en porcelaine et on s'est endormi, main dans la main, trop fatigué et trop saoul pour faire l'amour.

Au milieu de la nuit, je me suis réveillée, j'avais chaud; je me suis retirée de notre étreinte symbiotique, suis allée boire un verre d'eau et ai regagné le lit. F. avait profité de mon absence pour se retourner et se coucher sur le côté gauche, signe que c'était à mon tour de le spooner (je déteste ce mot mais je l'emploie tout de même, faute de mieux). J'ai entouré F. de mes bras et l'ai serré très, très fort, mais jamais autant que je l'aurais voulu, parce que mon amour est trop grand pour que je puisse le résumer dans une accolade.

Soudainement, j'ai entendu un petit bruit sec et senti un vent chaud et humide sur ma cuisse. F. venait de me péter dessus - ou peut-être qu'il faisait juste m'aimer et qu'il avait envie de me le démontrer physiquement.

F. a lâcher une flatulence sur ma jambe, tandis qu'il dormait d'un sommeil béat.

La remarque que je lui avais faite plus tôt dans la soirée n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd - ni dans les intestins d'un robot qui ne pète pas. C'est comme si le fait d'avoir abordé ce sujet avait désamorcé un tabou dans l'inconscient de F. et qu'à partir de ce moment, son ça, son moi et son surmoi s'étaient dit: ça va les gars, dorénavant, on peut ouvrir les valves et les sphincters.

J'ai ri. Dans la nuit humide et odorante, j'ai ri toute seule et je me suis rendormie, à bout de rires.



Après un an, on dit qu'un couple célèbre ses noces de coton; après deux, ce sont les noces de cuir; cinq ans, celles de bois et à vingt-cinq, on souligne les noces d'argent.

Je déclare officiellement qu'après un mois, un couple fête ses noces de pet.