31 décembre 2007

Futur et hasard



Aujourd’hui, je laisse la parole à Ève. Ève qui depuis deux semaines habite chez moi, Ève au cœur en miettes et au corps en poussières. Ève qui avait affreusement besoin de parler à Sébastien, le jeune homme à la base de tous ses troubles amoureux. Hier, elle lui a écrit et m’a fait lire. J’ai été bouleversée.


Elle m’a avoué que jamais elle n’aurait le courage de remettre cette lettre au principal concerné, que c’était trop, qu’elle avait peur de lui faire peur, justement. Et je lui ai répondu que je trouverais affreusement dommage que d’aussi beaux aveux se perdent et ne soit jamais lus. C’est alors qu’elle m’a elle-même proposé de publier la chose sur mon blogue. Qu’en penses-tu Sophie? De toute façon, personne ne me reconnaîtra… Je lui ai fait réaliser que Sébastien pouvait être un de mes lecteurs, sans qu’on ne le sache, que dans un hasard infini, il se pourrait qu’il la lise, cette lettre.


Et Ève a souri. Alors voici…



You and me
We’re never meant to be
Part of the future

All we have is now
All we have is now.

-The Flaming Lips



Cher Sébastien,


Je t’écris une lettre que je ne te remettrai probablement jamais. Ou peut-être un jour. Peut-être demain. Je ne sais pas. Une chose est sûre, je ne l’écris pas pour que tu la lises, mais simplement parce que de l’écrire, cette lettre pleine d’impossible, c’est tout ce dont je suis capable en ce moment. J’ai bien essayé d’écrire autre chose, des mots un peu plus sensés, des histoires un peu moins en queue-de-poisson, des dénouements un peu plus heureux, des vies un peu plus imaginaires, mais je n’ai que la mienne, ma vie, en ce moment, en tête. Ma vie en déchirures, ma vie en tête, ma vie en boucle. Je la retourne de tout bord, tout côté, mais ma vie est une sphère, un cercle dans tous les sens. La fin est le début. Et c’est là que je suis. Moi, avec ma vie, à la croisée des chemins. Un cercle, avec une croix au centre.


J’aurais voulu t’écrire une lettre à la main, à la mode du bon vieux temps, mais nous n’avons pas de vieux temps, toi et moi, ensemble, nous n’avons ni passé ni futur. Alors je ne peux pas écrire comme avant, écrire comme si nous avions déjà existé. Je me dois d’écrire seulement parce que maintenant, là, à cette seconde précise, c’est à toi que je pense. J’aurais voulu t’écrire à la main, tout te dire en une seule seconde, faire en sorte que les mots ne durent que cela, le temps de compter jusqu’à un, mais même pas, parce que la seconde, elle est déjà épuisée, avant que l’on ait pu arriver jusqu’au premier chiffre, le dire ce chiffre. J’aurais voulu que tout ce que j’avais à te raconter tiennent en dedans d’une seconde, oui, le plus petit, le plus court discours que la terre ait porté, le plus léger message qui fut jamais transmis – une plume, une plume de pigeon voyageur qui se dit Eh, merde! Je me tape vraiment tout ce voyage rien que pour ça, ce petit mot de rien du tout, une plume, un poids sans nom, une vie sans corps, quelque chose qui vole, qui vole, sans jamais toucher terre. Mais je suis plutôt mal partie. J’ai tout raté. Déjà, déjà, cela fait des heures que je pense à ce que je vais te dire, des milliers de secondes, tu te rends compte. Et me voilà qui espère, qui souhaite, secrètement, que ce message de milliers de seconde, ce message qui ne tient sur rien, qui me colle à la peau mais qui ne sait coller à rien d’autre, ce message qui n’a pas lieu d’être, je souhaite que tu le lises autant, des centaines, des dizaines, de fois, des fois, des fois qu’il te touche, des fois qu’à le relire, qu’à force de le relire, tu finisses par le comprendre.


J’aurais voulu t’écrire à la main, mais j’ai compris que je ne pouvais pas, que la main, elle nous était interdite. Tout ce qui se touche, tout ce qui a trait à l’épiderme, tout ce qui est frisson, chatouille, encre sur le papier, paume sur les hanches, regard sur ma poitrine, baiser sur ma joue-commissure-des-lèvres à peine effleurée, tout cela, tous ces sens en extase et ces désirs qui restent, qui marquent, qui laissent une trace dans la mémoire et dans la peau, on ne peut pas. Toi et moi, nous sommes un musée, un lieu où l’on regarde sans s’approcher, où l’on respire sans souffler, où l’on désire sans jamais succomber. La beauté est là sur les murs, là pour y rester, la beauté, jamais ailleurs qu’autour de soi. Surtout pas à l’intérieur. Toucher, c’est caresser le dehors, mais c’est surtout laisser une empreinte sur le dedans. Toucher, c’est à jamais transformer quelqu’un. Toucher c’est trop personnel. Mais toi et moi, notre seule intimité, c’est le monde. Alors pas question. Pas question de t’écrire à la main. Le monde pourrait le retenir contre nous, tu comprends? J’ai la preuve sergent, la pre… la preu… la preuve, oui, oui, oui, je, je, je l’ai! Regardez! Ils se sont, ils se sont, ils se sont…


Nous nous sommes. Nous nous sommes, certes, mais quoi, ils ne le sauront jamais, pas plus que nous, pas plus que ce que nous nous serons nous-mêmes autorisés à être. Rien. Un beau rien chaotique. Un beau rien brumeux, et flou, et plein de remous, de questions, un rien qui ne fait pas de vague, mais un rien vague. Un rien qui n’a pas de nom. Même le néant, tu vois, il a un nom. On l’appelle le néant, mais toi et moi, on n’a pas ça, pas de nom, pas de titre, toi et moi, on ne nous appelle pas. On ne s’appelle pas. Mieux vaut faire semblant de ne pas exister. Mais pas comme le néant. Parce que même le néant, tu vois, il a un nom.


Jusqu’à maintenant, comprends-tu? Arrives-tu, à saisir, où je veux en venir? Je sais. Je n’écris qu’en impressions, qu’en taches de couleur sur l’iris, qu'en feux d’artifices qui éclatent sans raison, sans événement à souligner. Je fais des montagnes de mots avec nos petits riens de relation. Je n’écris que rapidement, plus vite que mon ombre, et que ma conscience, surtout, pour ne pas qu’elle s’immisce, qu’elle me dise d’arrêter, que rien de tout cela n’a de sens. Je n’écris qu’en impressions, parce que c’est ce que j’ai, l’impression, l’impression que nous n’irons nulle part, tant et aussi longtemps que nous n’y serons pas aller. Jusqu’au bout de l’affaire. Serg… Serge… Sergent! Ils l’ont fait. Ils le, le, lolo, l’ont, l’ont fait! Pour que le monde ait une raison de nous en vouloir, et nous, une raison de ne plus jamais nous revoir.


Car les voilà, nos deux possibilités. Soit nous le faisons, l’amour, l’amour comme jamais nous ne l’avons fait auparavant, avec qui que ce soit, sans barrière, sans vêtement, avec vêtements, dans le lit, sur le comptoir de la cuisine, sous le comptoir de la cuisine, dans le salon, chez le voisin, non mais pourquoi pas, partout, toi, partout en moi, sur moi, qui crie, qui éjacule, qui n’en peux plus de ce plaisir qui enfin explose. Soit nous arrêtons de nous l’imaginer, parce que nous l’avons fait pour de vrai, et que nous ne pouvons plus revenir en arrière, trop tard, impossible de simplement penser à ce que cela aurait pu être, car cela aura été dans le réel. Dans l’état des choses, telles qu’elles sont, toi et moi et les choses, en cuillère, après une course effrénée, dormir, pour oublier ce que nous venons de commettre, nos crimes, mais surtout, surtout, pour se les souvenir à jamais. Faire de se souvenir un verbe transitif, le premier verbe pronominal transitif indirect de toute l’histoire de l’humanité.


Tu l’as toi-même dit, l’autre jour, il y a cent ans, il y trente secondes, je ne sais plus quand, mais tu l’as dit Au moins, j’aurai été ta première fois dans quelque chose. Tu auras été mon premier verbe conjugué à l’infinitif. Un verbe sans action. Aimer, sans faire l’amour. Elle est là, c’est elle, notre deuxième possibilité. Que cette lettre soit la dernière, que jamais tu ne lui répondes, que tu la déchires, que moi, pendant des semaines, j’attende, en vain, une missive en retour, un signe de vie, ou l’annonce de ta mort s’il le faut, mais simplement un indice de ce que tu es devenu, et qu’ainsi, chacun de notre côté, nous vivions l’un sans l’autre. Cela se fait, cela est facile même, la preuve, c’est qu’avant, nous ne savions faire que cela, être, moi, au monde sans toi, toi, au monde sans moi, et voilà nous étions heureux, ou du moins, nous tendions au bonheur. D’accord, ce n’est pas l’idéal, ce n’est pas ce que je souhaite, au fond, au plus profond de moi, je l’avoue, je m’avoue, un peu déçue; les choses ne se passeront pas comme dans mes petits fantasmes de fin de soirée, mais généralement, les fantasmes, c’est mieux lorsqu’ils ne rencontrent pas la réalité, qu’ils demeurent fantasmes, et qu’ils s’épuisent, à la longue, de ne pouvoir vivre qu’en images floues dans la tête endormie des jeunes filles.


Voilà. À partir d’ici, ce dont on a besoin, c’est d’une fin. Vivre sans savoir s’il y en aura une, une issue, une façon de conclure les choses – qu’elle soit douce, qu’elle soit brusque, qu’elle soit inattendue, souhaitée, tragique, douloureuse, étonnamment réconfortante, qu’importe, mais une fin bordel de merde – vivre ainsi, non, je ne peux pas. On vit tous parce qu’on sait qu’on va mourir. On tient bon, on s’efforce d’en profiter, de tirer le meilleur, ou le pire, cela dépend si on est optimiste ou légèrement suicidaire, mais on essaye, tellement fort, du mieux qu’on peut, de s’accrocher, de la faire à notre image notre vie, parce qu’on sait, seule certitude, qu’on n’y survivra pas. À toi, donc, j’ai besoin de savoir que je ne survivrai pas. Que nous avons une fin, pour que, dans un élan d’abandon et de sérénité, je trouve le courage de t’oublier et de passer à autre chose.


Et écrire, c’est comme la vie, tu sais. On écrit tous parce qu’on sait qu’on va mourir. Je sais que dans une cinquantaine d’années, peut-être soixante, oh! même soixante-dix, ne sait-on jamais, je mourrai, d’une mort quelconque, qu’elle soit douce, qu’elle soit brusque, qu’elle soit inattendue, souhaitée, tragique, douloureuse, étonnamment réconfortante, qu’importe, mais une fin. Une fin dont on meurt, vaincu. On écrit pour comprendre ce qui nous arrive, pour savoir ce qu’il y aura, entre cette fin quelconque et le présent, le lointain et le maintenant. On écrit pour savoir quelle sera notre histoire. Pour s’assurer que nous en aurons une. Moi, j’écris pour savoir si, dans cette histoire, il y aura un peu de toi. La mienne d’histoire, celle que je raconterai à la pauvre garde-malade chargée de laver toutes les parties de mon corps de vieille femme. Aurai-je l’occasion de lui raconter que ces fesses, que cette descente du cou, que ce creux dans le bas du dos, que ces lobes d’oreilles ont déjà été croqués, flattés, léchés, savourés, aspirés, avalés, caressés, cajolés, titillés, lovés, pincés, griffés, par un jeune homme à qui j’ai un jour écrit la plus longue lettre d’amour-qui-n’en-est-pas du monde? Ou devrai-je lui dire qu’un jour, j’ai dû apprendre à croire en Dieu, j’ai dû apprendre à prier, et à demander pardon, car à ce jeune homme, j’ai été forcée de dire Adieu et pour dire adieu, adieu et que ça fonctionne, qu’on y croit, qu’on ne se revoit plus jamais et qu’on ne le regrette pas, il faut y croire un peu, à ce Dieu.


Sinon, ce ne sont que des aux revoir perdus.





Ève

Détails et réglements officiels

Quelques personnes se sont montrées intéressées à participer à mon fameux concours et j'en suis fort heureuse! Voici donc quelques détails supplémentaires...

Qu'est-ce que ce concours?
Vous devez simplement m'envoyer une photo de vos mains, vides ou pleines, qu'importe. Les clichés retenus serviront à enjoliver le tout nouveau décor du blogue «Les mains vides». Vous pouvez sans problème retravailler vos photos avec des logiciels de type Photoshop. Aussi, il vous est suggéré de fournir une photo dont les couleurs s'intègrent bien dans les nouveaux tons qu'arborent le site.

Jusqu'à quand puis-je participer?
Il serait bien de m'envoyer vos photos avant le 15 janvier. Cela dit, si après le 15 janvier vous désirez me soumettre de nouvelles images, je prendrai quand même la peine d'y jeter un coup d'oeil!

Comment fait-on pour faire parvenir nos photos?
Vous n'avez qu'à les envoyer à l'adresse suivante:

lesmainsvides@gmail.com


Que gagne-t-on?
D'abord et avant tout, mon respect! Ensuite, eh bien, une certaine visibilité et puis de la publicitié pour votre propre site Internet et/ou blogue. C'est déjà pas mal, non?!


J'ai hâte de voir de quoi vos mains ont l'air...

24 décembre 2007

Les nouvelles mains vides

Nouvelle année à nos portes, nouvelles allures.

J'ai décidé que mon blogue avait besoin d'une petite cure de jouvence.
À défaut de pouvoir moi-même changer de visage, j'ai le pouvoir de modifier celui de mon petit espace personnel, alors j'en profite!

Afin d'inaugurer cette nouvelle «vie», j'ai pensé lancer un petit concours...

Je n'ai jamais été très interactive, mais voilà, il n'est jamais trop tard pour le devenir!

Je vous invite donc à m'envoyer des photos de vos mains... vides ou pleines, qu'importe.

Je veux des images originales, drôles, colorées, touchantes.
Faites aller votre imagination.


Le prix reste à déterminer. Peut-être le cadeau que mon père m'aura offert pour Noël; s'il est fidèle à ses habitudes, je risque d'être fort déçue de ce que je recevrai!


Sophie B.




P.S. Ah ben, tant qu'à faire... Joyeux Noël...

23 décembre 2007

Un radeau sur la neige

*** Ce message a été écrit le jeudi 20 décembre, mais n'a pu être mis en ligne avant aujourd'hui, à cause de certains problèmes techniques ***



Ça doit faire trois mois qu’il neige. Les blancs s’accumulent en couches devant les maisons. Les silences aussi, en strates épaisses, devant les maisons. On ne les voit plus, les demeures calfeutrées, les foyers bien chauffés, les bicoques où tous se tiennent à l’abri de la tempête. La tempête perpétuelle. Pourtant, ce n’est pas encore l’hiver. L’hiver, c’est demain. Et on a cru bon s’y préparer. Convenablement, accueillir l’hiver avec ce qui lui est familier; de la neige, du vent et un peu de poudre aux yeux. Dire bonjour, les joues bien rouges, les pieds bien gelés dans nos bottes sans semelles isothermiques, dire Viens, entre, fais comme chez toi l’hiver. Cette année, l’hiver est à l’intérieur.


L’hiver est au cœur. C’est à cause des cœurs qu’il est arrivé si tôt cette année. Des cœurs froids, des mains chaudes, brûlantes tellement elles ont tenu de bols de soupe poulet aux nouilles pour se réconforter l’âme. Ce sont les larmes qui ont fait geler les lacs. C’est grâce à la tristesse des gens seuls que les autres, les gens heureux, peuvent aller patiner sur les étangs glacés, dans leur canadienne en feutre noir, des cache-oreilles hors de prix sur la tête, une musique des temps anciens en boucle dans les hauts parleurs.


C’est grâce aux gens tristes que les gens heureux savent qu’ils le sont. Comblés par la vie, si choyés par le destin, chanceux, chanceux, tellement chanceux. Chanceux de ne pas avoir l’air de ça, de cette pauvre fille grise qui traîne ses lambeaux sur toutes les Saint-Catherine du monde. Les gens heureux sont heureux parce qu’il y a les itinérants avec leur tasse en carton vide, parce qu’il y a les putes avec leur jupe de quinze centimètres à moins trente degrés Celsius, parce que les déneigeurs qui travaillent quatre jours en ligne sans dormir, parce que les chansons suicidaires d’Elliot Smith, parce que les hôpitaux pleins et les phases terminales. Les gens heureux remercient tous les parias, les prisonniers en début de détention, les hommes qui sont obligés de se déguiser en Père-Noël pour arrondir la fin du mois des cadeaux, les accidentés de la route, les alcooliques anonymes, les vedettes déchues, les amoureux qui se quittent, ils les remercient de faire la sale job à leur place. Merci d’être là, pour le vivre, le malheur du monde. Merci d’avoir de si bonnes épaules.


Ève a quitté Jason. C’est terminé. Pour de bon. Point final bâton. Je la crois, quand elle me dit que c’est mieux ainsi, que c’est la seule décision qui vaille. Même si chaque fois que ses cordes vocales laissent passer un de ces mots qui se veulent pleins de conviction, ses paupières laissent échapper un filet de larmes amères. Elle a tellement pleuré dans la dernière semaine que ses larmes ne sont même plus salées. Elles ont perdu leur goût d’origine. Ce sont des larmes de secondes mains. Mais je la crois. Même si elle ne sait plus pleurer comme il le faut. Même si sa tristesse infinie cache si bien la sérénité dont elle dit faire preuve.


Ève et Jason demeuraient ensemble. Ils partageaient un petit mais douillet 4 et demi sur St-Zotique. Un petit nid d’amour qu’ils ont mis deux ans à parfaire. Mais les nids d’amour parfaits, ce n’est pas l’idéal pour les amoureux qui se quittent, alors Ève va dormir ici, pour les prochaines semaines. Jason l’a suppliée de revenir à la maison, simplement pour qu’ils discutent. Il a dit qu’il dormirait sur le futon, le temps qu’il faudrait, qu’il se ferait discret, qu’il lui laisserait toute la place dont elle avait de besoin. Avec le désespoir d’un homme qui est en train de jouer sa dernière paire de chaussettes au poker, il l’a implorée de ne pas le laisser seul, avec toute cette merde, que c’était une épreuve que le couple devait affronter ensemble. Jason n’a pas compris probablement, que ce n’était pas une épreuve pour le couple, mais bien une épreuve pour Ève. Ève toute seule. Ève grande fille qui va dormir chez moi, à qui j’ai prêté mon plus beau pyjama et même ma brosse à dents, parce qu’elle ne voulait absolument pas retourner au petit nid d’amour de la rue St-Zotique.


Aujourd’hui, je lui ai proposé d’y aller moi, au petit nid d’amour, et de lui ramasser quelques vêtements, ses CD favoris, ceux qui aident à se libérer la dépression, un ou deux bouquins, et de revenir, avec son petit baluchon. Son petit kit de survie pour jeune demoiselle à la dérive. Oublie pas mon t-shirt mauve. C’est mon préféré. Ok, Ève. Je n’oublierai pas ton t-shirt mauve. Ce sont les t-shirts mauves qui réussissent à sortir les filles en peine d’amour de leur chagrin. Ce sont ces objets inutiles, ces bouts de tissu, ces morceaux de rien qui nous sauvent du naufrage. C’est avec les t-shirts mauves qu’on fabrique des radeaux pour les femmes sans direction. De belles grandes voiles pour ces bateaux de fortune qui les ramèneront vers la rive.



13 décembre 2007

Love, amaretto and cigarets

And heartache came to visit me
But I knew it wasn't ever after
We'll fight, not out of spite
For someone must stand up for what's right
'Cause where there's a man who has no voice
There ours shall go singing
-Jewel, Hands




Ève est une de mes meilleures amies. On se voit très peu, mais chaque rencontre est une grande retrouvaille, une preuve incontestable de la grandeur de notre amitié. Je n’avais pas vu Ève depuis près d’un an. Et voilà que hier, elle est venue cogner à ma porte, complètement déboussolée.
-Ève!!!! Qu’est-ce que tu fais là! Tu parles d’une surprise!
-Oui! Ça fait longtemps hein?! Je m’excuse de débarquer comme ça…
-Mais non voyons, j’suis vraiment contente de te voir. Tu passais dans le coin?
-À vrai dire, pas du tout. J’ai fait un méchant détour pour venir jusqu’ici, mais je devais absolument te voir toi.
-Shit. Ok. Ça m’a l’air important…
-Pour tout te dire, j’suis en train de virer folle. J’ai l’impression d’avoir bu douze cafés tellement je tremble.
-Veux-tu quelque chose à boire pour te calmer?
-T’as quoi?
-J’crois qu’à trois heures de l’après-midi, y’a rien de mieux qu’un amaretto on the rocks, qu’est-ce t’en dit?
-Parfait.

On a fini la bouteille, alors qu’elle était à peine entamée. Et je crois que si j’en avais eu une deuxième, on l’aurait bu elle aussi au complet, tellement Ève avait de choses à me raconter et de douleur à brûler. Je l’ai écoutée, sans presque rien dire. Un ou deux hochements de tête, sans plus. Trois sourires, une main sur l’avant-bras, une caresse, un regard qui veut dire je comprends, et qui s’excuse de ne pas trouver mieux à rajouter que Ça va aller.

***


« Je ne pensais pas que c’était possible. D’aimer deux personnes à la fois. Mais vraiment là, les aimer, à un point tel que ça me déchire de devoir me dire qu’un jour ou l’autre, je devrai faire un choix. Aucune des deux avenues ne me semble idéale, toutes les possibilités mènent à un cul-de-sac. Cul-de-sac, merde que c’est laid ce mot, veux-tu bien me dire qui a décidé de nommer les chemins sans issue de cette manière? Il devait en avoir ras-le-cul le mec, justement, pour penser à un tel nom. Cul-de-sac, cul-de-sac, c’est tout ce que je vois devant moi Sophie; un losange quadrillé jaune et noir qui annonce sur un ton ironique This is the end of the road. La seule solution serait de retourner sur mes pas, mais c’est impossible ça, hein, tu le sais comme moi, Sophie, on ne retourne jamais en arrière? Le temps, il ne se recule pas, le temps, ce n’est pas une cassette qu’on avance et qu’on ramène au début à l’infini, jusqu’à en user la bande magnétique et à ne plus être capable de distinguer ni l’image ni le son. Et c’est pourtant ce que je n’arrête pas de faire dans ma tête; revoir en boucle ces images, encore, encore, stop, rewind, stop, rewind further. Mes souvenirs sont flous, tellement je les ai visionnés et regarder une fois, deux fois, trente fois de plus.»

-Et tu es venue ici pour que je te dise quoi, Ève? Que je te donne des conseils?
-Non, surtout pas. Juste pour que tu me laisses te raconter, comment ça s’est passé, comment je me sens, comment je me brûle, puis qu’après tu me laisses repartir, seule avec ma p’tite misère et mon baluchon, que tu me laisses prendre ma décision comme une grande fille, comme une femme, comme une femme, oui, merde, une femme qui aime les hommes, une femme qui aime deux hommes.
-Bon, au moins, une chose est sûre, tu ne doutes pas de ton sexe ni de ton orientation sexuelle, alors y’a au moins un questionnement existentiel de réglé!
-Tu parles. J’commence à comprendre les homosexuels qui doivent assumer leur condition et l’avouer, à leurs parents, leurs amis, à tout le monde : «S’cuse, j’suis gai.» On accepte la chose, on consent qu’elle puisse exister, mais on souhaite ne jamais la vivre.
-C’est qui l’autre gars?
-Bah. Un mec au travail. Un collègue. Con. Ostie qui m’énervait au début, quand il a été muté dans mon équipe de travail. Je pouvais pas le blairer. Un p’tit comique, un «r’gardez-moi comme j’fais des drôles de blagues, guiliguili bloupbloup!». Ark! Finalement, j’ai appris à le connaître et j’ai bien dû admettre que tout cela, ce n’était qu’une carapace, une manière de dissimuler sa fragilité, ses doutes, ses angoisses. Et voilà qu’on est allés à un 5 à 7 avec les gens du bureau, y’a de cela je sais pas moi, deux semaines, puis on a passé la soirée ensemble, à discuter, à boire des martinis, à aller aux toilettes, parce que maudit qu’on en a bu des martinis. Il est venu me reconduire chez moi, à pieds, évidemment, il était ben trop saoul pour conduire, et sur le pas de la porte, il n’a pas essayé de m’embrasser.
-Ok. Alors il est où le problème?
-Là, très précisément. Dans le fait qu’il ne m’a pas embrassée et que j’aurais tellement souhaité qu’il le fasse. Mais bon, j’ai mis ce désir sur le dos du surplus d’hormones qu’engendre l’alcool, et j’suis allée me coucher. Aux côtés de mon copain. Trois jours plus tard, c’était notre anniversaire, à Jason et à moi. On est allé dans un superbe petit resto, qu’il avait lui-même réservé. Wow, mon homme qui prend des initiatives! Il m’a offert des roses et une magnifique carte, lui qui n’écrit jamais sous prétexte qu’il n’a rien d’intéressant à dire. Cette fois, la carte était pleine, il a dû utiliser l’endos, écrit par-dessus le code barre, pour m’exprimer à quel point il m’aimait, et à quel point il souhaitait que ça dure toujours lui et moi. Moi aussi mon amour, moi aussi. Et voilà, j’étais de nouveau la femme d’un seul homme, amoureuse de celui de qui j’étais censée être éprise, et il n’y en avait plus de problème. J’étais soulagée. Mais mon soulagement n’a duré qu’un petit douze heures – il était aussi efficace qu’un sirop contre la toux, quoi. Les symptômes se sont manifestés de plus bel le lendemain matin. Sébastien, le collègue-de-bureau-stupide-de-qui-je-me-suis-stupidement-amourachée avait laissé une note sur ma table de travail – Faut que je te parle. Je n’ai pas donné suite à la chose avant aujourd’hui, je ne m’en sentais pas la force. Mais ce midi, dans un élan de courage ou de stupidité, je ne sais trop, je l’ai invité à me rejoindre dans un café pour luncher. On a placoté de tout et de rien, jusqu’au moment où j’ai senti que le ce-dont-il-fallait-donc-ben-qu’il-me-parle allait sortir. Finalement, c’était tellement important qu’il n’a rien dit. Il s’est contenté de me fixer pendant dix minutes, un sourire niais sur le coin de la lèvre, comme s’il attendait que MOI je parle. Tu me fais chier Sébastien. Ostie que tu me fais chier. Je m’excuse, dit-il, sincère. Mais qu’est-ce que j’en avais à foutre de ses excuses. J’suis partie du resto en coup de vent, sans même avoir touché au croissant que je m’étais commandé. Une fois dehors, ça n’a pas pris trois secondes et quart que j’ai éclaté en sanglots. Mais c’était pas de la tristesse, c’était de l’intensité. J’explosais d’intensité. C’est à peine si mes joues étaient légèrement humides; c’était des larmes sèches, des larmes qui égratignent la cornée, des larmes qui font plus mal qu’elles ne libèrent. Et c’est ça. J’ai traîné mes larmes assoiffées jusqu’ici, ne voyant pas où ailleurs je pouvais aller. Je me sens comme un désert Sophie. Un désert en plein mois de décembre.

Je n’ai rien pu répondre à cela, qu’une accolade de dix minutes. Ève s’est remise à pleurer, et c’est vrai, y’a rien qui coulait. Qu’un bruit sourd, qu’une plainte lointaine et ténébreuse qui sortait non pas de sa gorge, mais directement de sa poitrine, comme si son cœur demandait la porte – Sortez-moi d’ici, j’étouffe, j’étouffe.

Et elle s’est endormie, pendant que je lui caressais les cheveux. D’un sommeil plein de spasmes et de soupirs. Je l’ai laissée se reposer dans ma chambre. Elle a filé jusqu’à huit heures ce matin. J’ai téléphoné à Jason pour lui dire de ne pas s’inquiéter, qu’Ève s’était simplement assoupie après avoir ingurgité un peu trop d’alcool, même si ce n’était pas l’amaretto qui l’avait saoulée, mais bien l’amour.
L’amour à 40%, l’amour qui tue, l’amour qui rend paf, l’amour qui te fait voir double et qui t’empêche de marcher droit sur la ligne jaune.

07 décembre 2007

Hier, quand j’aurai 20 ans.

Quand on ne sait pas trop ce que l’avenir nous réserve, que le présent nous semble dépourvu de sens, rien de mieux que de se plonger dans le passé. Ressasser des vieilles histoires, pour nous redonner courage, nous rappeler à quel point, à certains moments, la vie a pu être merveilleuse pour nous. Ressasser des vieilles histoires, pour nous donner des raisons de déprimer encore plus. On a souvent besoin de justifier sa mélancolie. La nostalgie gratuite, ça n’émeut personne. Ça n’inspire aucune pitié. Ressasser des vieilles histoires, simplement parce qu’on n’est jamais parvenu à comprendre ce qui s’était passé exactement, comment les choses avaient pu se terminer ainsi. On ne raconte pas des histoires pour fournir des explications à leur dénouement, mais bien parce que les raisons de leur conclusion nous échapperont toujours.


***


C’était l’hiver. Il faisait froid, mais pas plus que d’habitude. Ça me fait rire les gens qui disent : «Y’a jamais fait aussi froid que ça!» ou «Dans mon temps, les hivers étaient ben plus frettes que ça! On avait la couenne dure nous autres!». Ça rime à rien tout. Le froid ne change pas, il est toujours le même. C’est vous qui avez la mémoire courte.

C’était l’hiver, il faisait froid, je m’en rappelle, et je n’avais plus de lait chez moi. Plus de lait et plus rien, j’étais dans une période très creuse, une période où y’avait pas que les vaches qui étaient maigres. Je carburais aux céréales et aux soupes en sachet. J’avais envie d’un peu de gastronomie, alors je suis allée à l’épicerie hindoue du coin. M’acheter du lait, quelques bananes, du pain. Avec ça, j’allais être bonne pour passer au moins trois-quatre jours. Je ne pourrais pas me faire de pain aux bananes, mais je pourrais toujours manger des toasts aux bananes.
J’en étais à sélectionner méticuleusement quelle grappe de bananes j’allais prendre – je les aime pas trop mûres, avec encore un peu de vert aux extrémités. J’avais trouvé la grappe parfaite, mais peut-être juste un peu trop grosse. J’avais pas besoin d’autant de bananes. J’essayai donc subtilement d’arracher deux bananes du lot pour en faire diminuer un peu le poids. Ça a beau être pas cher des bananes, quand t’as pas une cenne, tu trouves que ça monte vite quand même. Je m’arrangeai pour ne pas que le caissier me remarque, car il m’avait déjà engueulée – dans sa langue maternelle, c’était de toute beauté. J’avais mis 10 minutes à comprendre ce qu'il me voulait. – pour avoir mangé UN raisin sans le payer, alors je me disais qu’il serait bien capable de me lapider sur place pour avoir osé arracher une banane à une pauvre famille de bananes sans défense.

J’étais concentrée à ne pas me faire remarquer quand, soudain, j’entendis un Hey! You! Ça y’était, je venais de me faire pogner! Merde! You! Here! Fuck. Ben oui, moi, ici, désolée m’sieur, j’pensais pas que c’était si grave. Je ne savais pas que votre religion vous empêchait de diviser les grappes de bananes, avoir su, j’l’aurais pas fait, j’vous jure, j’étais vraiment pas au courant, c’est juste que j’ai seulement cinq piasses su’ moi, comprenez, j’voulais être sûre que… Sophie! (Comment ça il connaît mon nom lui donc?) Je me suis retournée. Ce n’était pas le caissier qui me parlait, mais un de ses compatriotes – je dis hindou, mais je sais ben pas d’où y viennent. Probablement un des pays qui finit en ‘istan’. Mais lequel… – L’homme en question me dévisageait avec un énorme sourire.

-It’s really you! I’m so glad to see you Sophie. It’s been a while. Wow!

It’s been a while?! Comment ça se fait donc qu’ it’s been a while; on se connaît même pas!

-You don’t seem to recognize me?!
-You’re right, I’m not sure I’m the one you think I am.
-Of course you are! You’re Sophie!
-Thanks, I know my name, but... how come you, you know it?!
-‘Cause... ‘Cause we are friends!

Euh... permettez-moi d’objecter, mais... à ce que je sache, je n’ai pas d’ami hindou anglophone. Me semble que je m’en rappellerais, non, si mon meilleur chum venait du Kurdistan pis qu’il s’exprimait dans un anglais impeccable, mais avec un accent long comme le bras canadien.

-Yes! Sophie! Remember! We met three years ago, or maybe two .One night, we watched a movie at your mom’s place, it was... pretty cool!
- What do you mean by ‘pretty cool’?!
-You know...!

You know? Avec un clin d’œil?! Non, je suis désolée, mais je know pas pentoute! T’es en train d’insinuer que j’ai couché avec toi – et tu es un hindou anglophone, je te le rappelle – et que je ne m’en rappelle pas?!

-Sorry man, I… I absolutly don’t remember!
-Well. If you say so... That’s a shame. I tought we could maybe... you know... see each other again.
-I don’t think so.


See each other again? Man, on ne s’est JAMAIS vu avant, comment veux-tu qu’on se REvoit?! C’est physiquement, philosophiquement, ontologiquement, étymologiquement, éthiquement, tout-ce-que-tu-veux-en-ment impossible!

Finalement, je n’ai pas acheté de bananes. Ni de lait. Ni de pain. Je n’ai pas mangé pendant trois jours. Il me restait un peu de soupe Campbell pourtant. Mais je n’avais simplement plus faim. Cette histoire m’avait troublée au point de me couper l’appétit. Quelqu’un que j’étais convaincue de n’avoir jamais vu de ma vie m’affirmait qu’on avait pourtant passé du sapristi de bon temps ensemble. Mais où j’étais moi pendant ce temps-là? Dans quelle dimension cette rencontre s’était-elle déroulée, pour que je n’en aie ainsi aucun, mais alors là, aucun souvenir?


***


Cette histoire s’est produite il y a quatre ans. Du moins, je pense. Chaque fois que je la raconte, je remets en doute toute ma conception du temps, de la réalité, de la fiction. Chaque fois que je me la remets en tête, je me mets à douter du passé. Je ne regrette pas mon passé, non, j’en doute, simplement. Je doute qu’il ait véritablement eu lieu. Je doute de me rappeler des choses exactement comme elles se sont déroulées. Je doute de ma faculté à me remémorer. Et si j’inventais tout? Et si, c’est l’hindou anglophone qui avait raison? Et si, lui et moi, on s’était véritablement connus, mais ailleurs. Dans un passé dont je n’ai pas la mémoire. Un passé qui m’appartient mais que j’ai, volontairement ou non, relégué à un autre niveau de conscience? Vraiment, ça me fout les j’tons.

Qu’on ne sache pas ce que l’avenir nous réserve, ça peut être angoissant, mais c’est normal. Dans l’ordre naturel des choses. Par contre, quand c’est ce que ton passé te réserve qui t’échappe, là, tu peux dire que t’es mal foutu.

30 novembre 2007

Le premier du douze

Demain, c’est le 1er décembre. Le jour où, officiellement, les célébrations de Noël commencent. Bien que les décorations dans les centres commerciaux soient installées depuis le lendemain de l’Halloween – je crois que ce sont des mecs déguisés en Frankenstein et en membre de l’escouade Ghostbuster qui sont engagés pour accrocher les couronnes de gui dans les magasins à grande surface – ce n’est que le 1er décembre que les commerçants commencent à nous projeter des rigodons et des chants traditionnels dans les oreilles. Ils ont compris que de faire jouer des remix cheap de Santa Claus is comin’ to town avant cette date, ça pouvait occasionner certaines frustrations chez les consommateurs, voire en rendre quelques uns complètement fous. Ce n’est pas un coup de marketing très gagnant.


Le 1er décembre, c’est aussi le début officiel de l’Opération Nez Rouge. Ce qu’on peut en déduire, c’est que c’est aussi le début officiel de la saison où les gens boivent beaucoup – à entendre «trop». La saison des partys de bureau organisés par les clubs sociaux. Pour oublier qu’ils n’ont pas envie de célébrer avec leurs collègues impertinents, les gens se saoulent. Se saoulent, et boivent, et se saoulent, et boivent. En début de soirée, ils s’étaient promis de ne pas dépasser le .08, de rester sages cette fois-ci, alors ils ont pris leur voiture, sans réserver une place avec le service de raccompagnement. Résultat : étant donné que 2348 autres personnes ayant des partys de bureau ce soir-là ont eu la même bonne idée qu’eux, c’est-à-dire d’appeler Nez Rouge à une heure et demie du matin, complètement bourrés, ils ont dû attendre jusqu’à 4h30 pour pouvoir bénéficier du service. Et entre 1h30 et 4h30, qu’ont-ils fait? Ils ont baisé leur secrétaire sans prendre le temps de baisser leur culotte.


Le 1er décembre, c’est le jour officiel de la lutte contre le SIDA. Mais voulez-vous ben me dire qui ça intéresse, le SIDA? En ces temps de réjouissance, où tout est recouvert de guirlandes, de confettis, de brillants, de poinsettia et de lumières rouges, blanches et vertes, non, vraiment en ces temps où nous avons le cœur à la fête, l’estomac à la dinde et la tête au magasinage de dernière minute, ce n’est pas bien vu de venir nous embêter avec des histoires d’horreur et des maladies. On a ben assez de l’épidémie de grippe qui sévit toujours entre Noël et le Jour de l’An, transmise de mère en fille, de nièce en mononcle et de papa Noël en fée des glaces. Jour officiel de lutte contre le SIDA? Ok, j’peux ben vous encourager en vous achetant un p’tit ruban rouge, c’est cute après toute, mais m’eux pas entendre vos discours, pas le temps, mon char roule, j’suis parkée en double, pis ma bûche à crème «blacée», a va fondre dans le coffre.


Le 1er décembre, c’est la fête de Saint Éloi et de Sainte Florence. Mais ça, bordel qu’on s’en fout. Au Québec, on est «layic». Laïc vous voulez dire? Laïc, c’est ça j’ai dit. Le Québec madame, c’est un pays laïc! Euh, à ce que je sache, nous ne sommes pas encore un pays à part entière, non? C’pas ça l’important! L’important, c’est qu’icitte, la religion, c’est fini. F-I, N-I-NI, fini! Euh… F-I-N-I-NI, à ce que je sache, ça fait pas fini, mais plutôt «finini»… Heille,la comique, tu veux-tu rire de moé? Pas du tout madame. Le Québec est un pays laïc bon dieu de merde, vous avez ben raison! Franchement ma p’tite fille! Bon dieu de merde, on dit pas ça, c’est du blasphème! – Sans commentaire - Ouais. Le 1er décembre, c’est la fête de Saint Éloi et de Sainte Florence, mais on s’en fout, car ici, on est un pays laïc. Tellement laïc qu’on dépense des milliers de dollars chaque année pour célébrer l’anniversaire du petit Jésus.


Demain, c’est le 1er décembre, et je travaille. Bah, faudrait pas croire que je me suis trouvé un job, un vrai. J’ai accepté de dépanner une amie dans une boutique du centre-ville. Je vais emballer des cadeaux. Je vais être la celle qui risque d’emballer les présents de la moitié des meudames de l’île de Montréal, parce que la moitié des hommes ne savent pas comment emballer un cadeau. L’autre moitié ne voit pas à quoi ça sert de foutre la boîte dans du beau papier à dix piasses le rouleau quand c’est pour qu’il se fasse déchirer deux heures plus tard. Alors ils n’emballent pas et disent tout simplement Tiens chérie. Je sais, c’est pas emballé, mais ça vient du cœur. Quand je l’ai vu, j’ai toute suite pensé à toi. Une antenne satellite. Merci mon amour.


Demain c’est le 1er décembre, et contrairement à la tradition qui a toujours été perpétuée dans ma famille, je ne ferai pas mon sapin de Noël. Aucun arbre-qui-perd-ses-épines ne rentrera chez nous cette année.


Parce que je trouverais ça trop triste de voir cet arbre, fier et vaillant, n’avoir aucun cadeaux à ses pieds. Car après tout, qui sera là cette année pour venir déposer une jolie surprise sous les branches de mon sapin? Sûrement pas Magalie, sûrement pas François, sûrement pas Louis, sûrement pas Madame St-Germain. Sûrement pas Maman. Et mon père passe les vacances dans le Sud avec sa nouvelle blonde. Si j’m’achète un arbre de Noël cette année, ça va être un palmier.




23 novembre 2007

Sens unique



Un pessimiste est un type qui regarde des deux côtés
avant de traverser une rue à sens unique.

-Laurence Peter



Suis-je seule à avoir cette manie superstitieuse de confirmer mes choix en posant des ultimatums complètement insensés à la vie? Du genre : si la lumière vire au vert avant que j’atteigne le coin de la rue, ça veut dire que je n’attraperai pas la grippe qui court ces temps-ci; si je tombe sur une chips restée entière dans le fond du sac où il ne reste pourtant que des graines et des miettes, ça veut dire que je vais rencontrer quelqu’un d’intéressant ce week-end; si je parviens à finir de lacer mes souliers avant que le cadran n’affiche midi pile – Vite! Vite! Vite! Il est 11h59 et déjà plusieurs poussières! – je vais recevoir un coup de fil intéressant dans les prochains jours. Si le gars qui marche devant moi tourne à droite à la prochaine intersection, je n’ai pas le choix de le suivre; c’est peut-être l’homme de ma vie. Si. Si. Si. Le conditionnel est vraiment une invention fantastique de la langue française.


Si. Conditionnel. À condition? À condition de quoi? Que je le décide. Simplement. On s’invente – ou «je m’invente», car peut-être suis-je vraiment la seule à faire ce genre de truc finalement – ces règlements bidons pour se déresponsabiliser de son destin et pouvoir dire, au final, que c’est de sa faute, à l’inéluctable course des astres, si finalement ça n’a pas fonctionné : elle n’a pas suivi les modalités et les exigences du jeu. Elle a fait en sortes que le gars, à la prochaine intersection, il est tourné à gauche au lieu d’à droite. Alors hein, après ça, qu’on ne vienne pas chialer que je suis capricieuse et que je ne fais rien pour rencontrer de nouvelles personnes : je cherche à en rencontrer, mais elles ne prennent pas la bonne direction.


Et celles qui tournent du bon bord, assez rapidement, je dois me rendre compte que c’est dans un cul-de-sac qu’elles m’ont entraînée. Un sens unique avec, au bout, une belle clôture en métal, orné de barbelés. Défendu de passage. No way. You won’t go further.




La semaine passée, après son spectacle dans le petit café du Vieux Montréal, Vincent-le-violoncelliste et moi, on est allés prendre un verre. Une superbe fin de soirée; on a bu, mais pas trop, juste assez pour nous dégêner et nous inciter à poser les questions qui nous brûlaient les lèvres mais qu’autrement nous aurions retenues. On a discuté longuement, on a rit. Puis on est rentré chacun de notre côté, sans s’embrasser ni rien, non, simplement en se promettant un «au revoir». J’étais charmée. Et je crois qu’il l’était tout autant. Non, j’en suis sûre.


J’ai délibérément choisi de laisser s’écouler plusieurs jours avant de lui écrire un email. Il ne m’avait laissé que son adresse courriel. Pour ma part, je ne lui avais rien donné, outre la promesse de lui faire signe prochainement.




Il a mis deux jours à me répondre. Laps de temps au cours duquel j’avais fini par me convaincre que parmi tous mes «prétendants», il n’y avait pas de doute, c’était vers lui que mon cœur penchait le plus. Pas que le fils encore puceau de ma voisine semi-sénile ne soit pas intéressant, mais bon…


Mais dès que j’ai ouvert son message, j’ai regretté mon choix. Monsieur-le-musicien-sensuel a bien pris soin, dans son courriel ultra poli, suave, respectueux et tout ce que vous voudrez d’amical et de platonique, de souligner le fait qu’il avait une copine et qu’il serait malsain pour lui et son beau couple que l’on continue à se voir.




Est-ce moi qui n’aie pas attaché mes lacets assez rapidement ce matin et la vie qui a ainsi décidé de se venger ou je suis tout simplement damnée? Non mais, méchant karma mon affaire. Un samedi matin, dans un café désert, un jeune homme s’approche de ma table pour me demander s’il peut s’asseoir avec moi, alors qu’il reste une bonne cinquantaine de places disponibles un peu partout dans le resto, je lui réponds oui, on jase un brin, rien d’impliquant, mais on sent bien qu’il a un intérêt certain pour ma «cause», et voilà, il m’invite à assister à son spectacle le soir venu, je me rends au dit spectacle, j’ai du plaisir, on a du plaisir, du vrai de vrai plaisir et putain, oui, ça se voit dans ses yeux, dans mes yeux, que du plaisir, on en veut plus que ça, tant que possible, du plaisir, s’il vous plaît, de toutes les formes, amenez-nous en, on est avides de plaisir!


Le mec, on se le rappelle, c’est lui qui est venu vers moi, dès le départ. Venu me chercher avec son sourire mièvre et ses atouts de jeune premier, son regard enveloppant et ses mains qui vous caressent sans vous toucher tellement elles sont grandes et belles et masculines. Il est venu, à moi, sans que je ne lui demande quoi que ce soit.


Pour mieux me renvoyer chez moi en m’avouant comme si c’était la chose la plus logique du monde qu’il a une copine.


Qu’il la marie sa copine, qu’il lui fasse une trâlée d’enfants, qu’il l’aime, qu’il l’aime, qu’il lui dise tous les soirs en l’embrassant sur le front, j’en n’ai rien à foutre, je trouve ça beau même, non mais, bravo, les couples qui durent de nos jours, hein, on le sait, ça ne court pas les rues. Mais justement, les jeunes hommes-des-couples-qui-durent, ils ne sont pas censés courir les rues en courtisant les demoiselles, en leur lançant des clins d’œil et des cartons d’allumettes avec leur numéro de téléphone inscrit à l’intérieur pour qu’elles les appellent afin qu’ils leurs disent Oh. Désolé ma belle, je suis déjà engagé, je voulais pas te créer de faux espoirs.


Faudrait leur dire à ces jeunes-hommes-donc-bien-sûr-d’eux que l’espoir, il n’est jamais faux. Il est toujours vrai et il vient du cœur. Du cœur qui accepte de croire à ce qu’on essaie de lui faire gober.

13 novembre 2007

Entre les huit mon cœur balance.

J’ai une entrevue demain. Pour un job que je n’ai aucunement envie de décrocher. Mais pour un job. C’est déjà un bon départ. Je me suis dit qu’en acceptant de passer des entrevues, même pour des emplois plus ou moins intéressants, j’augmenterais mes chances de me faire appeler pour des boulots qui, eux, sont beaucoup plus attirants.


Car c’est toujours comme ça. Du moment que tu es occupé, que tu as déjà plusieurs engagements de pris, c’est là que les offres pleuvent, qu’on se met à te proposer des choses vraiment alléchantes. Donc, si on suit cette logique, on pourrait déduire qu’en me bookant plusieurs entrevues chez des employeurs dont je me fous un peu, les employeurs pour lesquels j’ai véritablement envie de travailler vont eux aussi m’appeler, sentant que je suis de plus en plus en demande. C’est lorsque je viendrai de signer un contrat bidon pour un travail emmerdant qu’une offre exceptionnelle me tombera dessus. C’est sûr. Certain.

Cette façon qu’a la vie de tout faire arriver en même temps me fascine. On dirait qu’elle procède ainsi de manière à tester notre capacité de faire des choix. Avec elle, c’est tout ou rien. Tout. Ou rien. Tout. Du même coup. Vlam. Tins toé. Prends-en plein la gueule. Cours, cours, vas-y, cours. Et choisis. Tu vas arrêter de chialer en disant que tu n’as pas le choix. Le choix? Le choix, tu l’as ma belle maintenant. Tu n’as que ça : le CHOIX. Tout est possible. Moi j’ai rien à voir là-dedans. J’ai tout mis devant toi, un vrai buffet All you can eat, alors hein, pu d’excuses. Tu prends ce qui te convient maintenant et tu fonces.


Et c’est comme ça dans tous les domaines. Y compris les amourettes. C’est tout ou rien. Tout ou rien. Pendant six mois, je me suis vautrée dans ma solitude, habillée de mélancolie et de reste de larmes; j’ai marché la tête basse et les yeux bouffis, le cœur gros et la démarche alourdie. Je croyais que personne ne voudrait plus jamais de moi. Fini. Évidemment, j’avais tort. On a toujours tort lorsqu’on est triste. Mais quand même. Il me semble qu’il devrait y avoir un équilibre entre «personne ne voudra plus jamais de moi» et «je ne sais plus quel soupirant choisir parmi la dizaine qui me court après.»


Car maintenant, c’est un peu ce qui se passe; les prétendants s’agglutinent à ma porte et moi, craintive, je les regarde par l’embrasure, ne sachant trop quoi leur répondre – Désolée les gars, vous feriez peut-être mieux de rentrer chez vous. Je ne me suis pas rasé les jambes. Ça me gêne de sortir dans cet état.

Qui sont tous ces prétendants? Eh bien. Tout d’abord, il y a Vincent, le violoncelliste. D’accord, rien n’indique qu’il me court véritablement après, mais quand même. Y’a de la séduction dans l’air. Ensuite? Charles. Oui, oui. Charles comme dans «Charles, le gigolo de ma mère». Je crois qu’il est resté traumatisé par le baiser que l’on a échangé il y a un mois. Si, personnellement, j’ai vu dans ce baiser une simple façon de se dire qu’on n’était pas seuls, une manière malhabile de se consoler mutuellement, on dirait bien que lui, il y a vu beaucoup plus. Peut-être l’espoir de poursuivre avec la fille ce qu’il avait entamé avec la mère. Une sorte de legs. Une mission intergénérationnelle. J’sais pas.


À part ça? Louis, alias le gars le plus insistant de la terre. Il faut lui laisser cela, il ne se décourage pas facilement. Il continue de m’appeler à raison d’environ une fois par semaine et d’attendre, patiemment, que je le rappelle. Je lui ai téléphoné une seule fois. Il était neuf heures du soir ici, donc trois heures du mat là-bas. Je me doutais bien que son portable serait fermé et que j’aurais affaire à sa boîte vocale. Je préfère communiquer par répondeurs interposés avec lui, c’est beaucoup moins impliquant. Ça me permet de repousser encore un peu le moment où je devrai véritablement m’expliquer avec lui. J’suis bien prête à prendre mes responsabilités. Mais pas tout de suite.


Et voilà que ce matin, un nouvel homme est venu s’ajouter à cette liste de prospects. Jason, le fils de Madame St-Germain, ma voisine tireuse de cartes. Quarante ans, pas d’enfants, mais… pas très séduisant. Je le soupçonne d’être encore puceau et de ne pas se rendre compte que son accoutrement est laid et démodé tout simplement parce qu’il est incapable de voir à travers ses lunettes style année quatre-vingt beaucoup trop épaisses. Et sales.


Je ne sais pas ce que Lucille lui a raconté à mon sujet, mais il semble qu’il se sente investi d’une mission par rapport à moi. On dirait bien qu’il s’est lui-même donné comme mandat de me faire retrouver ma joie de vivre et mon pep. Il est venu cogner à ma porte vêtu d’un affreux débardeur beige et d’un pantalon beaucoup trop court – probablement son plus beau kit – et il m’a invité à me joindre à lui et sa mère pour souper. J’ai refusé, prétextant que j’avais déjà accepté une autre invitation. Non mais. Il n’aurait pas plus imaginé scénario plus romantique. Un souper en tête-à-tête avec lui… et sa mère! Pauvre Lucille… Elle aimerait vraiment ça que je sorte avec son fils – Un si bon garçon! , elle me le répète chaque fois qu’elle me croise dans la cage d’escaliers – Vous seriez cutes ensemble! J’el sais, y’est un peu plus vieux qu’toi, mais y’ est tellement jeune de cœur! Et puis, après toutes les mésaventures qui t’sont arrivées c’t’année, me semble que t’aurais besoin d’un gars mature ma p’tite Sophie! Mature, certes…


Enfin. Ça m’amuse de dresser cette liste de prétendants. Même si le plus intéressant d’entre eux – à lire Vincent – n’est certainement qu’un prétendant imaginaire, je trouve ça réconfortant de savoir que potentiellement, tous ces gars peuvent être intéressés par mon cas. Peu importe la raison qui les motive à s’intéresser à moi, intérêt il y a. Et puis, quand on y pense, à peu près toutes les raisons qui nous poussent généralement à nous intéresser à quelqu’un sont mauvaises.


Et la raison qui me pousse à dresser cette liste ridicule ce soir l’est tout autant. C’est que de m’adonner à cette activité futile me fournit une excuse relativement acceptable pour ne pas penser à des choses plus sérieuses, en l’occurrence mon entrevue de demain.


Mon entrevue de demain… Petite impression que soudainement, la vie reprend.

11 novembre 2007

Le chaud et le froid.

Tout vrai regard est un désir.
-Alfred de Musset



Je suis allée m’asseoir dans un café. Hier matin, très tôt. Histoire, en m’y rendant, de pouvoir profiter du froid matinal, de la buée qui sort de la bouche au respir, du picotement qui envahit le bout des doigts, de la sensation de gel humide qui se dépose sur les cils. Je me suis commandé un énorme bol de café au lait, que j’ai tenu entre mes mains pendant de longues minutes, simplement pour savourer le contraste de sa chaleur apposée sur mes paumes encore gelées.

L’encre du journal me salit les doigts. Le pouce et l’index sont complètement noircis. Toutes ces pages tournées en vain. Sans résultat. Aucun boulot ne me semble intéressant. J’ai bien encerclé une ou deux annonces, mais l’envie de vraiment téléphoner ne me vient pas. Je préférerais qu’eux m’appellent, qu’ils devinent que je suis en recherche intensive, que j’ai besoin d’un boulot maintenant, qu’ils m’annoncent d’une voix solennelle – «Justement, on aurait quelque chose pour vous. Seriez-vous prête à commencer demain?» Quand vous voulez. Tout de suite s’il le faut.

Alors que je décortiquais les petites annonces du cahier «Carrière», je sentis que des yeux insistants s’acharnaient à me décortiquer moi. C’est étrange, ce sentiment d’être mise à nue par un parfait inconnu; sentir qu’on nous épie, qu’on nous déshabille. Comment notre corps fait-il pour détecter qu’il est ainsi regardé, analysé? On dirait que nous avons un petit sensor, juste à la base du cou, qui se met à émettre de la chaleur dès qu’il se sent visé. C’est étrange oui, car si on veut que quelqu’un qui nous fait dos se retourne et nous regarde, on n’a qu’à fixer sa nuque et, généralement assez rapidement, il bougera la tête pour savoir ce qui se passe…

Et voilà que ma nuque brûlait. Mais je n’osais pas me retourner, de peur de devoir constater que ce regard appartenait à un vieil itinérant mal odorant tout simplement en quête de petit change. Mais, subtilement, j’ai fini par virer ma tête légèrement vers la gauche, afin de voir qui osait me dévisager ainsi.

Il n’a rien d’un clochard finalement. Plutôt mignon même… Mais qu’est-ce qu’il me veut? Il attend quoi? Que ce soit moi qui lui apporte son café? Il doit simplement être dans la lune. La lune du petit matin endormi. Loin, très loin. Ce n’est pas moi qu’il regarde. C’est le vide devant moi.

Mais c’était bel et bien moi qu’il regardait. C’est ce que j’ai dû constater lorsqu’il s’est approché de ma table en demandant timidement :

-Est-ce que je peux …
-…
-… m’asseoir?
-Euh… oui, oui.
-…
-Pourquoi pas…
-Je ne te dérange pas j’espère?
-Non, non. Au contraire. Tu me sauves. Tu me donnes une bonne excuse pour arrêter de chercher.
-Chercher quoi?

J'avais envie de répondre l’homme de ma vie, mais je me suis raviser en me disant qu’il était un peu trop tôt pour commencer à faire des allusions de ce type! Pour une fois qu’un jeune homme m’approchait, comme ça, sans raison apparente, sauf peut-être celle de me trouver belle, eh bien, je n’allais pas tout gâcher!

-Un boulot.
-Oh! Dans quel domaine?
-À vrai dire, moi j’ai étudié en communication, mais tu vois, ce journal m’offre plutôt le choix entre une job dans un centre d’appels ou un sideline d’escorte…!
-Ben quoi, ce sont deux emplois en plein dans ta branche ça, non?! Dans un centre d’appels, tu ne fais que ça, communiquer, et… escorte… escorte, eh ben, c’est un peu comme attachée de presse, mais… en plus sexy!
-Vu comme ça!

Son humour me plaît. Osé et cynique à la fois. Conversation bien entamée. Wow. Je dois vraiment faire attention de ne pas me planter. Eh merde. Avoir su, je n’aurais pas mis mes vieux joggings et ma tuque défraîchie. Moi qui voulais passer inaperçue en tout confort ce matin…


-Et toi, tu fais quoi dans la vie?
-Je suis musicien.
-Tu es debout de bonne heure pour un musicien! Je croyais que les jeunes rockers, ça faisaient la fête jusqu’à la fermeture des bars et que ça ne se levaient pas avant cinq heures de l’après-midi le lendemain.
-Ouais, t’as probablement raison. Mais je ne suis pas un jeune rocker. Quoi que, ça pourrait être intéressant d’interpréter du Oasis ou du Van Hallen avec mon violoncelle!

Du violoncelle! L’instrument le plus sensuel! Tellement homme… Ce son grave, puissant, qui tremble et fait vibrer. Les coups d’archet comme des coups de hanches. Ok. Suffit les fantasmes!


-T’aimes? J’veux dire, ce genre de musique?
-Musique sensuelle?
-Sensuelle?
-Euh… Oui… Je veux dire… J’aime ça, le violoncelle. Je trouve ça… sensuel.
-Ahah!
-Merde. Scuse moi, je…
-Excuse-toi pas!
-…
-J’ai une pratique dans quinze minutes, juste à côté. On fait un concert ce soir, dans le café bar en face. Tu viendras faire ton tour si tu veux.
-Euh. D’accord. À quelle heure?
-21h00.
-Bien. Ça devrait me laisser le temps de me préparer!
-Quoi que ça peut être plutôt long de faire partir l’encre sur tes doigts. Si j’étais toi, j’irais commencer à me les faire tremper tout de suite!

Il m’a touché la main! Il m’a touché la main! Woh. Feu dans l’estomac. Petite vague étrange de bonheur dans le creux du ventre. Un inconnu, sa main, effleure, la mienne, shhh, léger bruissement, sans plus, à peine, perceptible, si peu, trop doux, trop, naturel, sans prétention. Pourquoi ce ne pourrait pas être toujours facile comme ça?


-J’vais y être, promis.
-Bah. Promets rien. Tu me dois rien… Mais j’s’rais content que tu viennes faire un tour, oui.
-…
-Bon! Faut j’y aille! Bonne journée!
-Ça devrait pas être trop difficile...

Large sourire. Démarche détendue. Il a passé le pas de la porte en continuant de me regarder du coin de l’œil, la bouche tout aussi en coin, l’air complice. Je n’en revenais pas. Qu’est-ce qui venait de se passer? Pourquoi ce garçon, atrocement irrésistible, était venu me parler. Comme ça, comme si ça allait de soi, comme s’il n’y avait pas d’autres possibilités pour lui, de venir me glisser ces quelques mots, de me sourire, de s’en aller, de s’assurer que j’allais penser à lui pour le reste de la journée.

J’étais incapable de me concentrer et de continuer à chercher un boulot. Ce n’était plus d’un boulot dont j’avais besoin, mais d’un ménage de ma garde-robe, afin de trouver ce que je pourrais bien mettre le soir venu!
Je suis revenue à la maison presque au pas de course. J’avais besoin de raconter ce qui venait de se produire à quelqu’un, de le dire, qu’enfin, quelque chose de bien se produisait. Même si ce n’était rien, même si en bout ligne, cela ne mènerait nulle part, mais quelque chose, quand même. Une toute petite, toute minuscule chose, mais pleine de lumière. Et avec un visage, ma foi, plutôt agréable à regarder!

Sans même y réfléchir, j’ai appelé Magalie.

-Dis, ça te tente, une après-midi de filles?
-Certain! On fait quoi?
-On me trouve une tenue pour ce soir!
-Yé! T’as une date?!
-J’suis pas sûre que ce soit une date, mais c’que j’sais, c’est qu’il faut que je fasse bonne impression!
-J’arrive!


***


Je suis allée m’asseoir dans un café bar. Hier soir, assez tôt. Je voulais arriver dans les premières. Histoire de pouvoir choisir ma place, de profiter du meilleur point de vue possible sur le spectacle. Je me suis commandé un énorme daïquiri aux fraises, que j’ai siroté pendant de longues minutes, jusqu’à ce que mon cerveau soit pratiquement gelé. Aussi froid que mes mains et que mon cœur chaud.

Alors que je décortiquais le décor qui m’entourait, je sentis que des yeux insistants s’acharnaient à me décortiquer, moi.

Le jeune homme de ce matin vient de pénétrer dans la pièce, armé de son énorme instrument et de son sourire aussi enivrant que le daïquiri. Le jeune homme de ce matin.


Il a oublié de me dire son nom.

05 novembre 2007

Moi et mon double.



«Ce n'est pas nous qui disons les mots, ce sont les mots qui nous disent.»

- Witold Gombrowicz


Il y a maintenant trois semaines que je n’ai pas écrit. Pour la même raison qui me pousse habituellement à écrire. Cela m’était nécessaire. Je n’en pouvais plus de me confesser, me confronter, me mettre sur papier. Et que ce papier devienne un miroir, une extension de moi, le reflet de ce que je n’avais pas la force de voir. J’étais épuisée de me regarder droit dans les yeux. Fatiguée de ne pas être à la hauteur de moi-même.


J’ai relu tout ce que j’ai écrit depuis le mois de mai. Ça m’a donné un choc. Je n’arrivais pas à croire que c’est de moi que toutes ces lignes parlaient. J’avais peine à me reconnaître. Le portrait qui y était dépeint m’est apparu tout simplement grossier et inexact. Il faut croire que la connaissance que l’on a de soi n’est jamais tout à fait juste. Nous sommes véritablement mal placés pour parler de nous-mêmes. Les yeux trop près du nez, la bouche trop proche du cœur, les mots collés sur les sentiments; on ne voit pas clair.


Puis, j’ai réalisé qu’au contraire, cette image noire, ambiguë, pleine de contradictions, de faiblesse, de paresse et de bêtise, elle m’appartenait bel et bien. Ce qui est faux, ce n’est non pas ce que j’ai pu écrire sur moi, dire de moi, mais bien ce que je pensais de moi. Je n’étais pas celle que je croyais être. Que je voulais être. Mais est-il possible de véritablement, un jour, faire concorder ces deux réalités? Serons-nous jamais ce que nous souhaitons être, simplement?


Aujourd’hui, j’ai décidé de faire le test. De vérifier si cela pourrait éventuellement devenir possible. Aujourd’hui, je veux calculer l’écart qui existe entre ce que j’ai toujours cru être et ce que, vraisemblablement, je suis devenue au fil des derniers mois.


J’ai toujours cru être une femme de tête, décidée, entreprenante, motivée. Je constate plutôt que je suis extrêmement ambivalente, incertaine et peureuse. Cela fait cinq mois que je n’ai plus d’emploi et que je ne fais pratiquement aucun effort pour m’en trouver un. Je semble préférer me complaire dans ma situation et croire que les choses s’arrangeront d’elles-mêmes.


J’ai toujours cru être une fille positive, dotée d’un bon sens de l’humour et d’une certaine ouverture d’esprit. Cependant, toutes les anecdotes que j’ai pu racontées ici tendent plutôt à prouver que je suis une chialeuse incurable, une éternelle insatisfaite, une cynique désabusée, une chatte qui a le dos constamment voûté, les griffes toujours prêtes à attaquer. Quelle douleur m’habite donc pour que je sois aussi craintive et méchante?


J’ai toujours cru être une personne sociable, bien entourée, qui avait la chance de pouvoir compter sur plusieurs bons amis et sur des parents, malgré tout, assez compréhensifs. Mais où sont donc passés tous ces gens? Ma mère est morte, bon, ça, je n’y peux rien, j’accepte mon impuissance en la matière. Mais tous les autres? Qu’en ai-je faits? Où les ai-je mis? Au rancard? Mon père. Je ne l’ai pas appelé depuis les funérailles de maman. Pourquoi? Et Magalie? Et François? D’accord, ils m’ont fait un coup bas, mais suis-je à ce point incapable de pardonner? En plus que je suis mal placée pour en vouloir à François, moi qui n’aie pas été plus fidèle et qui songeais à le laisser. Et à part eux? Louis. Louis! Que devient donc Louis? Il m’a téléphonée à au moins cinq reprises depuis mon retour de France. Mais chaque fois, je laissais le répondeur lui dire que je n’étais pas là. Pourquoi? Il semble que j’aie choisi de m’isoler. De me mettre à part du monde, de faire comme si je n’existais plus.


Peut-être parce que je n’existe plus, justement. Que celle que j’étais, cette jeune femme imparfaite, mais tout de même agréable et heureuse, n’existe plus. Où suis-je donc passée? Je me suis laissé traîner quelque part. Sur le comptoir de la cuisine, à côté des clés qu’on ne trouve jamais lorsque vient le temps de partir? Dans la sécheuse, avec tous ces bas qui finissent seuls et dépareillés? Sous le lit, en petite boule, roulant avec la poussière et les objets qu’on cache? Non. J’ai regardé. J’ai fouillé. Et je ne suis à aucun de ces endroits.


C’est donc qu’il y en aurait un autre. Un lieu où les choses et les êtres, mystérieusement, disparaissent. Ne me reste plus qu’à le trouver.

14 octobre 2007

Entrée par effraction

Je suis arrivée chez ma mère avec l’intention de tout brûler. Et mes ardeurs pyromanes se sont enflammées lorsque, après avoir fouillé frénétiquement dans ma sacoche pendant cinq minutes, j’ai dû me rendre à l’évidence que j’avais oublié mes clés. Frustrée de m’être tapé un trajet Montréal-Rive-Sud inutilement, j’ai donné plusieurs bons coups d’épaule sur la porte. Connaissant ma faiblesse légendaire, je n’avais aucunement espoir que le loquet flanche sous la pression, mais seulement l’envie de me défouler un peu. À mon grand étonnement, la porte s’est ouverte.


Elle n’était pas verrouillée.


Étant donné que je suis la seule à posséder une clé du condo depuis le décès de maman, la situation s’avérait incontestablement anormale. Puisque le sang-froid n’est pas une vertu que j’entretiens – je deviens pâle à la vue de quelques gouttes d’hémoglobine, alors – j’ai immédiatement pris panique. Je regrettais plus que jamais de ne pas avoir mes clés pour m’en fabriquer une arme redoutable. J’avais pour seul moyen de défense mon regard en forme de fusil et quelques insultes bien poignantes. L’adrénaline bouillait en moi et me donnait des envies assassines.


Mis à part le fait que la porte n’était pas fermée à clé, je ne voyais aucun autre indice pouvant me faire croire qu’un inconnu avait pénétré dans la maison. Aucune trace de souliers sur le tapis beige, aucun vase cassé par pur plaisir de destruction. Le téléviseur était toujours à sa place. Un silence impeccable régnait. Aucun chuchotement apeuré – Shit man! J’ai entendu quelqu’un rentrer, faut sortir d’icitte tu-suite! Aucun piétinement empressé – Avoueye, grouille ostie, on va s’ faire pogner! Rien. J’avais très certainement affaire à des professionnels. Des voleurs calmes et organisés. Ça me mettait encore plus en rogne. J’aurais préféré que ce soit des petits chenapans de seize ans qui ne savaient pas trop ce qu’il faisait – une erreur de jeunesse. J’aurais pu leur faire la leçon et les convaincre que ce n’était pas un métier pour eux, voleurs qualifiés. Je suis montée à l’étage en murmurant de cruelles injures dirigées contre ces cambrioleurs ingrats que j’imaginais être en train de se servir à grandes pelletés dans les bijoux de ma mère.


Tranquillement, j’ai poussé la porte déjà entrebâillée de la chambre des maîtres. Mon pouls s’est mis à accélérer. Je me suis préparée à attaquer, la sacoche derrière l’épaule, le coude en l’air, prenant mon élan. Le cœur voulait me sortir de la cage thoracique.


Finalement, ce qui est sorti, ce n’est qu’un long cri.




- Charles?!

- Hein! Quoi?! Où?! Sophie?!

- Qu’est-ce que tu fais là?!


Charles l’ex petit ami de ma mère – déclaré ex pour cause de mort subite de sa blonde, non mais, ça arrive – était couché dans le lit queen de la défunte. Je l’ai évidemment réveillé avec mes puissants sons gutturaux. La chevelure hirsute et le regard désespéré comme celui d’un enfant qui a perdu ses parents dans les allées achalandées du La Baie un samedi après-midi, Charles semblait ne rien comprendre.


- Toi, qu’est-ce que tu fais là?

- Eh bien, j’ai l’honneur de t’annoncer que je suis maintenant la propriétaire des lieux et que le lit dans lequel tu dormais il y a quelques secondes s’avère dorénavant être le mien. Je ne sais pas si tu es au courant, mais ma mère qui, pour une raison que je ne m’expliquerai jamais était aussi ta blonde, est morte. Donc, j’ignore ce que tu fais ici ni comment tu es rentré, mais…

- La clé sous le tapis.

- Quoi?

- Y’avait une clé sous le tapis de l’entrée. C’est pas très sécuritaire. De garder une clé à cet endroit, je veux dire. Je l’avais signalé à ta mère. Mais. Mais on dirait bien qu’elle avait préféré de pas m’écouter. Ça fait que. J’ai pu entrer. Je. J’avais laissé des vêtements et un ou deux livres. Ici. Je voulais. Je voulais.

- Tu voulais?

- Les récupérer.


Il avait de la difficulté à terminer ses phrases. La gorge sèche et les yeux plein d’eau, il a à peine été capable d’ajouter :


- Deux livres. Fallait que. Je les ramène. À la bibliothèque.

- Ok.




Et il a éclaté. J’ai vu peu d’homme pleurer dans ma vie. Chaque fois, les bras me tombent. On dit souvent pour rire du petit côté douillet de ces messieurs qu’ils ont une grippe d’homme. Qu’ils exagèrent leurs symptômes et se complaisent dans leurs écoulements nasaux. Une grippe pire que toutes les autres. Et bien cette fois, j’avais affaire à un homme souffrant d’une peine d’homme. Une tristesse pire que toutes les autres. Incommensurable. Il pleurait, pleurait, et moi, j’étais impuissante. D’un coup, soudain, un bon coup dans les reins, bang, tiens, prends ça, et ça, et encore ça; d’un coup, oui, j’ai compris. Que je n’étais pas la seule à avoir mal. Que Charles, bien qu’il ait été dans sa vie assez brièvement, aimait vraiment ma mère.


- Scu. Scu. Scu…

- Ça va Charles, pas besoin de t’excuser.

- Os. Ostie qu’j’suis, j’suis con.

- Dis pas ça. Dis pas ça.


Dis pas ça. Il m’a écouté. Et n’a plus rien dit. Il m’a simplement prise dans ses bras avec l’espoir, on aurait dit, de se fondre en moi. De disparaître. Ou non, plutôt de partager. De diviser sa douleur. De m’en léguer une partie. Ironiquement, je crois qu’il s’agit là des plus belles condoléances qu’ont m’ait offertes. Des vœux sincères, honnêtes. Une volonté jamais cachée de souffrir avec moi. Pas seulement de comprendre que je puisse souffrir.


Nous sommes restés enlacés jusqu’à ce que Charles s’assoupisse de nouveau. Son corps devenant un peu trop lourd sur le mien, j’ai tenté de me dégager de son emprise en glissant subtilement vers le bas du lit, mais il a rouvert les yeux et m’a suppliée, presque en silence, de rester.


- S’il te plaît.


J’ai consenti. Et comme si cela ne pouvait pas être autrement, comme si tout convergeait vers ce moment, nous nous sommes embrassés. Les lèvres, à peine effleurées. Tout en douceur, en absence. Un baiser qui n’en était pas un. Entre deux êtres qui n’étaient pas là. Pas là. Personne. Et sans cogner – toc toc toc –, non, ils sont entrés. Par effraction.

03 octobre 2007

Feu de camp


J’ai repoussé la chose plusieurs fois, mais hier, j’ai décidé que le temps était venu. Je suis passée chez le notaire pour régler ces mille et une choses que l’on doit régler lorsque quelqu’un meurt. Je ne comprends pas pourquoi mourir est rendu si compliqué. Étant donné que c’est la chose la plus inévitable, ne devrions-nous pas en faire également la chose la plus simple? Peut-être qu’on croyait qu’en faisant de la mort un événement extrêmement complexe, elle finirait par se décourager et lâcher prise – J’en ai assez de vos paperasses, vos cérémonies, vos héritages, vos niaiseries, moi j’fous le camp, arrangez-vous donc tout seuls. Mais notre truc de grands perspicaces n’a pas fonctionné, je suis désolée de vous l’annoncer, on meurt encore.


Et il faut encore signer des piles de documents. J’ai passé l’après-midi dans le bureau d’un homme gris et sans compassion. Pour lui, je n’étais pas une orpheline, mais plutôt une série de chiffres à retenir et de dossiers à classer. Notre rencontre fut interminable, entre autres parce que la secrétaire, tout aussi grise et insensible que son patron, n’arrêtait pas de nous interrompre avec ses Pardonnez-moi de vous déranger, mais je crois que c’est important. La ligne un, pour vous. Chaque fois, je ne pouvais m’empêcher de songer que c’était un autre orphelin désemparé, comme moi, qui appelait pour savoir ce qu’il devait faire. Pour connaître le mode d’emploi. Chaque fois, j’aurais voulu prendre le combiné et lui dire que j’étais vraiment, mais alors là vraiment désolée, mais qu’il y en avait pas de façon de faire. On meurt, encore. Et on meurt, beaucoup. Le téléphone a retenti huit fois, si j’ai bien compté.


Et si j’ai bien compté, ma mère ne m’a pas laissé grand-chose. Son assurance-vie aura servi à couvrir les frais liés à l’enterrement et voilà, c’est pas mal tout. Peut-on m’expliquer pourquoi on doit payer si cher pour un putain de coffre en bois qu’on s’empresse aussi tôt d’enfoncer dans la terre? Si seulement j’avais pu le ramener chez moi, l’exposer au milieu du salon, m’en faire une table à café, je ne sais pas moi. On aurait été aussi bien, selon moi, de prendre une bonne dizaine de liasses de cent piastres, de les placer dans un petit coffre en plywood et de gentiment déposer le tout dans un trou d’écureuil. Ç’aurait été un tout aussi bon placement.


Tout de même. Elle me laisse environ cinq mille dollars. De quoi payer les dettes que j’ai accumulées cet été, et puis, oh, peut-être, oui, peut-être me payer une petite soirée au cinéma. Avec du popcorn. Wow. On rit pu. À vrai dire, ce n’est pas tout. J’ai aussi hérité du condo. Mais je vois ça plus comme un trouble qu’un cadeau en ce moment. Je voudrais bien aller m’y installer, mais je ne me sens absolument pas prête à être une femme qui, l’été, met du chlore dans sa piscine avant d’aller se coucher et, l’automne, ramasse les feuilles mortes sur son terrain en se disant Ahh! Quelles magnifiques couleurs automnales! Et ça sent si bon le mois d’octobre! Hmm! Que j’aime ma banlieue!


J’ai quand même décidé qu’un séjour de quelques jours dans cette demeure qui m’appartient dorénavant et de laquelle je ne sais trop que faire pourrait être nécessaire, ne serait-ce que pour faire un peu de ménage dans les babioles de ma mère. Ce soir, je pars donc en voyage au pays des revenants et autres souvenirs moches. J’ai la nostalgie dans le plafond. Et un paquet d’allumettes bien plein. Car j’ai l’intention d’en brûler le plus possible. Je ne veux rien savoir de garder les photos, les objets d’artisanat rapportés de République Dominicaine, les lettres, les factures, les vêtements. Et je ne veux surtout rien donner aux pauvres. Quelle insulte, recevoir les meubles et les accessoires d’une femme morte – Tiens ma chère, t’es pas riche, riche, mais tu mérites au moins de porter les bijoux d’une défunte. Hein? La chance que t’as!


Non, je préfère tout faire cramer. Et avec les cendres, sur les murs blancs, écrire : Moi, moi, je suis encore vivante.