20 mars 2009

Voyage léger

Ça, c'est le titre du fameux roman que je suis en train de vous écrire chers lecteurs. Oui, oui, rien que pour vous (vous flatter dans le sens du poil ne peut que vous mettre dans de bonnes dispositions à mon égard, me dis-je). Et ce qui suit, c'est un extrait exclusif de ce grand chantier de construction un brin chaotique et très poussiéreux qu'est présentement ce texte. Port du casque obligatoire. Attachez vos bottes comme du monde itou, j'voudrais pas que vous vous enfargiez dans vos lacets ni dans les fleurs du tapis. En d'autres mots, si vous avez des commentaires, faites-les.

Gâtez-vous. C'est votre cadeau pour célébrer la première fin de semaine officielle du printemps.

Sophie B.


_______________________________________________________________________________________

MASQUE D’OCCASION

Dans une friperie, des cotons jaunis, des odeurs de cèdre et de cigarette que le savon n’arrive pas à effacer; des dizaines de sacs-poubelles remplis de vêtements se reposent dans l’entrée. Une dame aux cheveux blonds et crépus se lime les ongles, assise derrière le comptoir-caisse. Une vieille canne de conserve peinte en rouge nous invite à donner généreusement pour une noble cause. La caissière empoigne le récipient de métal et le renverse pour en faire tomber quelques pièces de monnaie. Elle se lève et va s’acheter une bubble-gum dans la distributrice à bonbons du vestibule. Une gigantesque bille à mâcher blanche glisse dans le dispensateur. Elle s’appelle Ginette parce que quelqu’un a marmonné Ginette est demandée aux caisses avant, Ginette dans les hauts parleurs. Ginette a l’air déçu. De devoir retourner travailler ou d’être encore une fois tombée sur une boule blanche. Le blanc n’est même pas une couleur qu’elle semble se dire, et ça ne goûte rien.

J’observe la scène discrètement, entre deux chemises à rayure. Elles sont laides, je les prends. C’est ma taille et je n’en demande pas plus pour l’instant, qu’une existence aux proportions adéquates. Je vais quand même les essayer, au cas où mon corps, lui, aurait changé de pointure.

Dans la cabine, pas de miroir, que des murs opaques. Je n’ai pas envie de sortir parader devant Ginette et ses collègues. Je m’inventerai donc un reflet. Ces petites mains que des manches trop longues laissent à peine entrevoir, ces cuisses nues, ces orteils qu’on devine croches même au travers des chaussettes, je ne suis plus si convaincue qu’ils m’appartiennent. L’éclairage donne à ma peau une étrange teinte bleutée. La cicatrice sur mon genou m’apparaît presque fluorescente, le grain de beauté sur ma hanche m’inquiète un peu.

Je ne vois pas mon visage.

Avec les mains, je peux en deviner les traits mais n’arrive pas à les transposer en une image qui ressemblerait à celle que j’ai toujours eue de moi-même. Ordinairement, c’est par l’entremise de mon double dans la glace que j’arrive à savoir qui je suis. Si peu souvent ai-je pris la peine de poser les yeux sur ma propre personne. Derrière le rideau tiré de cette cabine à la peinture écaillée et au tapis poussiéreux, le sentiment d’avoir accès à mon corps reconstitué.




Ginette m’accueille à la caisse en faisant éclater une immense bulle sucrée sur son nez. Elle arrache les étiquettes des vêtements une à une avec ses mains aux veines proéminentes. Ses poignets sont minuscules, sa peau noircie par le soleil artificiel des salons de bronzage, sa voix éraillée; elle discute avec le concierge sans trop se soucier de ma présence. Je lui tends les étiquettes des vêtements que j’ai sur le dos. Elle me dévisage en soupirant.

- Ça va vous faire treize cinquante neuf.
- Parfait. Est-ce que je peux vous donner tous mes vêtements aussi en échange?
- Pardon?
- Mes vêtements, je voudrais vous les laisser. Vous les revendrez. Ils sont propres. Sauf le pull que je portais tout à l’heure mais…
- Vous avez pas d’argent, c’est ça?
- Je vais payer, faut pas s’en faire. Je ne veux juste plus de tout ça.
- Vous les mettrez avec les autres dans l’entrée.

Je dépose l’argent exact dans sa main tendue et tous mes anciens habits sur une pile de fringues disparates qui menaçait déjà de s’effondrer. Repartir à zéro pour treize dollars cinquante neuf me paraît être une offre raisonnable.

Un demi-cercle de lumière miroite sur le sol quand j’ouvre la porte de verre. L'impression de pénétrer soudain dans une autre dimension. Dehors le vrai soleil plombe et sous sa chaleur les vieux masques fondent.

2 commentaires:

LeDZ a dit…

Tout abandonner... c'est comme mastercard, ça n'a pas de prix !

Je rêve secrètement d'une vie comme dans : into the wild... Mais ce n'est plus un secret !

Mélissa Verreault a dit…

LeDZ, tu as bien compris le sujet de ce roman...