24 mars 2009

Dormir debout

Un autre extrait de ce sur quoi je bosse en ce moment... Le jour où ça sera publié, vous êtes mieux d'aller vous acheter un exemplaire!

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DORMIR DEBOUT


Jeune, je faisais beaucoup d’insomnie, pouvais tourner quatre heures dans mon lit sans jamais même approcher le sommeil. Découragée, je prenais oreiller et édredon et allais m’asseoir sur le fauteuil dans le salon. M’endormir prenait alors moins de cinq minutes. J’ai fini par croire que cette vulgaire pièce de mobilier avait un pouvoir magique. C’était aussi dans ce fauteuil que Papa s’assoupissait chaque soir en regardant la télévision. L’appui-tête conservait en permanence son parfum, mélange de musc, de térébenthine et de sueur. Parfois, ça sentait aussi le cigare, même s’il avait arrêté de fumer depuis des années.

Papa se levait aux aurores pour aller travailler. Il me retrouvait souvent, contorsionnée dans le fauteuil, la tête sur l’accoudoir, le cou cassé, les genoux ramenés contre le front. Il me prenait dans ses bras comme une nouvelle mariée, l’édredon pendant derrière nous en guise de traîne. Délicatement, il déposait un baiser sur ma tempe et mon corps mou sur le lit. Jamais il ne m’a parlé de ces voyages matutinaux. Il a continué de jouer le jeu en silence jusqu’à ce que ma carcasse devienne trop lourde pour être charriée à mains nues. J’ai alors dû trouver une autre manière d’être touchée par mon père.

Ce soir, le repos est impossible. Quand je sens qu’enfin j’y suis presque, que la machine à rêves en moi s’active, un vertige me prend et je me réveille de mon demi-sommeil en sursaut. Il est presque quatre heures du matin. Bientôt les réverbères s’éteindront pour laisser toute la place à l’aube. Ce retour prévu de la lumière m’angoisse, symbole de mon échec; je n’aurai pas été capable de le faire à temps. M’endormir avant qu’il ne soit trop tôt. Pourquoi m’obstiner.

Le long corridor donne sur des dizaines de portes qui ne s’ouvrent pas. Au bout, une enseigne rouge grésillant indique la sortie d’urgence. L’accès à l’escalier de secours est normalement interdit, mais on a dû mal verrouiller le grillage. Un soulier l’empêche de se refermer complètement. Le béton froid des murs sonne écho. J’entends des bruits de pas. De long en large, comme si quelqu’un, inquiet, veillait un proche souffrant.

Un étage plus bas, Marco, le Français en voyage de noces, grille une cigarette. Il me sourit sans rien dire et m’offre une bouffée de gitane. Je ne fume pas, j’accepte. Il me demande si j’ai de la difficulté à dormir en imitant sans talent quelqu’un qui ronfle. Je lui réplique que je comprends ce qu’il dit. Je suis bête, qu’il ajoute. Je réponds en rejetant un gigantesque nuage de fumée. La boucane se dissipe lentement et le visage de Marco émerge, rieur. Le mégot entre mes doigts me donne le sentiment de détenir le pouvoir de faire apparaître et disparaître ce qui m’entoure.

- Vous n’êtes pas une fumeuse, n’est-ce pas?
- Non.
- C’est bon?
- Non.
- Vous avez raison. C’est terriblement mauvais ce truc. Mais je ne peux pas m’en passer.
- On a tous un vice, une manie dangereuse pour nous mais dont on n’arrive pas à se départir.
- Vous, c’est quoi?
- Je ne sais pas. J’essaie de m’en défaire, mais j’ignore exactement de quoi il s’agit.
- Vous voulez une autre cigarette?



On a dû brûler un paquet complet ensemble, Marco et moi. Je suis étourdie, ma gorge est calcinée, les mots sont de l’huile sur le feu. Je dis bonne nuit à Marco, mais la nuit n’est plus qu’une occasion de plus qu’on n’a pas eu la force de saisir. Avec son accent du midi mal dissimulé, il se dit convaincu que je trouverai très bientôt quel est mon vice. Juste avant de remonter les marches, je remarque qu’il lui manque sa chaussure droite. Elle est toujours en haut à faire le guet. Pendant un instant, j’ai eu envie de la ramasser, de refermer correctement la porte, de nous embarrer là, Marco et moi. Descendre le retrouver, l’embrasser sur la bouche, mélanger mon haleine de tabac à la sienne et exiger qu’il me prenne, là contre les murs gris et humides.

Tout cela est demeuré fantasme. Je me contente de retourner à la chambre en titubant au rythme des vapeurs de nicotine et de goudron. Tout cela est demeuré fantasme, mais le simple fait d’en avoir eu l’idée me prouve que je suis encore capable de désir et soudain, dans ma poitrine, un mur s’effondre. Derrière un rideau de rosée flottante et de poussière, le jour monte tranquillement et en moi, une soif nouvelle.


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4 commentaires:

LeDZ a dit…

Solide, Sérieusement, c'est un chapitre Vraiment poignant !

Mélissa Verreault a dit…

Ben crime, merci LeDZ :)

Qu'est-ce qui le rend poignant et «solide» comme tu dis? Serais-tu capable de mettre le doigt dessus?

LeDZ a dit…

le fait de se rendre compte que l'imsomnie est un échec au sommeil '' réparateur'', le court passage du père et du meuble ''qui permet de dormir'' ainsi que la ''soif nouvelle''

LeDZ a dit…

Ça me donne le gout de te faire lire mon ''roman'' !!! Mais je serai gêné parce que c'est un peu ''chick lit'' ;)