26 mars 2009

La chevelure de Judith

Vous ne pourrez pas dire que je ne vous gâte pas ces jours-ci.



____________________________________________________________________________________

LA CHEVELURE DE JUDITH

Au comptoir du marché, la vitrine surplombant les charcuteries me renvoie les contours de ma figure. Un autobus passe et emporte avec lui les restes filamenteux de ma silhouette. Sur les portes battantes d’une cabine téléphonique, mon reflet joue au cow-boy. Dans les toilettes mal entretenues d’un centre commercial, je me lave les mains en fixant mon visage cerné sur une glace constellée d’éclaboussures de savon. Je vis encerclée par mes doubles, toujours à la recherche de l’original. Les miroirs sont partout, mais je me vois si peu.

Mes multiples reflets auront dorénavant les cheveux moins longs. Aujourd’hui m’a semblé être un jour idéal pour me débarrasser de ma tignasse d’adolescente timide. Température ressentie à moins vingt degré Celsius, ciel dégagé : sortir dehors la tête encore humide, vivre en prenant des risques.

Une dénommée Judith s’occupe de moi, entre deux rendez-vous. Elle masse mon cuir chevelu en me demandant ce que je fais dans la vie. Je suis photographe. Je fais des portraits. Ma réponse ne l’intéresse pas. Elle me dit qu’elle et son copain viennent de s’acheter une maison en banlieue. Ils ont une grande cours arrière et une piscine hors-terre. Elle espère tombée enceinte bientôt. Je pense à Michelle, l’infirmière. Soudain, des relents de formol, d’alcool à friction et de caoutchouc me montent à la tête. Les enfants, c’est beau. Mon commentaire sonne aussi vide qu’un ventre stérile. Judith se tait puis me redemande ce que je fais dans la vie – j’ai déjà oublié, qu’elle dit en riant comme une bouilloire qui siffle. Je suis photographe. Je fais des portraits. Elle me parle maintenant d’aménagement paysager et d’asphaltage.

Je suis photographe. Je fais des portraits – capturer l’essence d’autrui dans un rectangle quatre par six. Mais la mienne n’entre à l’intérieur d’aucune bordure. Je ne suis jamais que la présence hors-cadre. Au mieux, un doigt indésirable en haut, à gauche.

Judith a des lèvres pulpeuses et les dents trop droites. Elle chante au lieu de parler. Puis elle parle au lieu d’écouter. Je me dis Judith est tout ce que je ne suis pas. Elle me demande comment je trouve la coupe. Elle fait pivoter la chaise pour que je fasse dos au miroir et m’en tend un plus petit, orné d’étoiles et de brillants. Judith attend mon verdict en jouant avec une de ses longues mèches brunes. À cause de l’angle des deux miroirs, tout ce que j’arrive à apercevoir, c’est Judith et ses cils saturés de mascara. Elle trépigne sur place comme si elle avait envie. Je lui confirme que tout est parfait.


Les miroirs sont partout, mais je me vois si peu.

3 commentaires:

LeDZ a dit…

Les miroirs sont partout, mais je me vois si peu...

Caliss que c'est une belle phrase qui te poigne le coeur et te le remet à l'envers !

C'est désormais dans ma liste de trucs que j'aurais voulu avoir écrit !

Mélissa Verreault a dit…

Merci LeDZ...

Tant que tu me cites, tu peux l'utiliser à ta convenance cette phrase ;)

LeDZ a dit…

J'y tâcherais... ;P