07 décembre 2007

Hier, quand j’aurai 20 ans.

Quand on ne sait pas trop ce que l’avenir nous réserve, que le présent nous semble dépourvu de sens, rien de mieux que de se plonger dans le passé. Ressasser des vieilles histoires, pour nous redonner courage, nous rappeler à quel point, à certains moments, la vie a pu être merveilleuse pour nous. Ressasser des vieilles histoires, pour nous donner des raisons de déprimer encore plus. On a souvent besoin de justifier sa mélancolie. La nostalgie gratuite, ça n’émeut personne. Ça n’inspire aucune pitié. Ressasser des vieilles histoires, simplement parce qu’on n’est jamais parvenu à comprendre ce qui s’était passé exactement, comment les choses avaient pu se terminer ainsi. On ne raconte pas des histoires pour fournir des explications à leur dénouement, mais bien parce que les raisons de leur conclusion nous échapperont toujours.


***


C’était l’hiver. Il faisait froid, mais pas plus que d’habitude. Ça me fait rire les gens qui disent : «Y’a jamais fait aussi froid que ça!» ou «Dans mon temps, les hivers étaient ben plus frettes que ça! On avait la couenne dure nous autres!». Ça rime à rien tout. Le froid ne change pas, il est toujours le même. C’est vous qui avez la mémoire courte.

C’était l’hiver, il faisait froid, je m’en rappelle, et je n’avais plus de lait chez moi. Plus de lait et plus rien, j’étais dans une période très creuse, une période où y’avait pas que les vaches qui étaient maigres. Je carburais aux céréales et aux soupes en sachet. J’avais envie d’un peu de gastronomie, alors je suis allée à l’épicerie hindoue du coin. M’acheter du lait, quelques bananes, du pain. Avec ça, j’allais être bonne pour passer au moins trois-quatre jours. Je ne pourrais pas me faire de pain aux bananes, mais je pourrais toujours manger des toasts aux bananes.
J’en étais à sélectionner méticuleusement quelle grappe de bananes j’allais prendre – je les aime pas trop mûres, avec encore un peu de vert aux extrémités. J’avais trouvé la grappe parfaite, mais peut-être juste un peu trop grosse. J’avais pas besoin d’autant de bananes. J’essayai donc subtilement d’arracher deux bananes du lot pour en faire diminuer un peu le poids. Ça a beau être pas cher des bananes, quand t’as pas une cenne, tu trouves que ça monte vite quand même. Je m’arrangeai pour ne pas que le caissier me remarque, car il m’avait déjà engueulée – dans sa langue maternelle, c’était de toute beauté. J’avais mis 10 minutes à comprendre ce qu'il me voulait. – pour avoir mangé UN raisin sans le payer, alors je me disais qu’il serait bien capable de me lapider sur place pour avoir osé arracher une banane à une pauvre famille de bananes sans défense.

J’étais concentrée à ne pas me faire remarquer quand, soudain, j’entendis un Hey! You! Ça y’était, je venais de me faire pogner! Merde! You! Here! Fuck. Ben oui, moi, ici, désolée m’sieur, j’pensais pas que c’était si grave. Je ne savais pas que votre religion vous empêchait de diviser les grappes de bananes, avoir su, j’l’aurais pas fait, j’vous jure, j’étais vraiment pas au courant, c’est juste que j’ai seulement cinq piasses su’ moi, comprenez, j’voulais être sûre que… Sophie! (Comment ça il connaît mon nom lui donc?) Je me suis retournée. Ce n’était pas le caissier qui me parlait, mais un de ses compatriotes – je dis hindou, mais je sais ben pas d’où y viennent. Probablement un des pays qui finit en ‘istan’. Mais lequel… – L’homme en question me dévisageait avec un énorme sourire.

-It’s really you! I’m so glad to see you Sophie. It’s been a while. Wow!

It’s been a while?! Comment ça se fait donc qu’ it’s been a while; on se connaît même pas!

-You don’t seem to recognize me?!
-You’re right, I’m not sure I’m the one you think I am.
-Of course you are! You’re Sophie!
-Thanks, I know my name, but... how come you, you know it?!
-‘Cause... ‘Cause we are friends!

Euh... permettez-moi d’objecter, mais... à ce que je sache, je n’ai pas d’ami hindou anglophone. Me semble que je m’en rappellerais, non, si mon meilleur chum venait du Kurdistan pis qu’il s’exprimait dans un anglais impeccable, mais avec un accent long comme le bras canadien.

-Yes! Sophie! Remember! We met three years ago, or maybe two .One night, we watched a movie at your mom’s place, it was... pretty cool!
- What do you mean by ‘pretty cool’?!
-You know...!

You know? Avec un clin d’œil?! Non, je suis désolée, mais je know pas pentoute! T’es en train d’insinuer que j’ai couché avec toi – et tu es un hindou anglophone, je te le rappelle – et que je ne m’en rappelle pas?!

-Sorry man, I… I absolutly don’t remember!
-Well. If you say so... That’s a shame. I tought we could maybe... you know... see each other again.
-I don’t think so.


See each other again? Man, on ne s’est JAMAIS vu avant, comment veux-tu qu’on se REvoit?! C’est physiquement, philosophiquement, ontologiquement, étymologiquement, éthiquement, tout-ce-que-tu-veux-en-ment impossible!

Finalement, je n’ai pas acheté de bananes. Ni de lait. Ni de pain. Je n’ai pas mangé pendant trois jours. Il me restait un peu de soupe Campbell pourtant. Mais je n’avais simplement plus faim. Cette histoire m’avait troublée au point de me couper l’appétit. Quelqu’un que j’étais convaincue de n’avoir jamais vu de ma vie m’affirmait qu’on avait pourtant passé du sapristi de bon temps ensemble. Mais où j’étais moi pendant ce temps-là? Dans quelle dimension cette rencontre s’était-elle déroulée, pour que je n’en aie ainsi aucun, mais alors là, aucun souvenir?


***


Cette histoire s’est produite il y a quatre ans. Du moins, je pense. Chaque fois que je la raconte, je remets en doute toute ma conception du temps, de la réalité, de la fiction. Chaque fois que je me la remets en tête, je me mets à douter du passé. Je ne regrette pas mon passé, non, j’en doute, simplement. Je doute qu’il ait véritablement eu lieu. Je doute de me rappeler des choses exactement comme elles se sont déroulées. Je doute de ma faculté à me remémorer. Et si j’inventais tout? Et si, c’est l’hindou anglophone qui avait raison? Et si, lui et moi, on s’était véritablement connus, mais ailleurs. Dans un passé dont je n’ai pas la mémoire. Un passé qui m’appartient mais que j’ai, volontairement ou non, relégué à un autre niveau de conscience? Vraiment, ça me fout les j’tons.

Qu’on ne sache pas ce que l’avenir nous réserve, ça peut être angoissant, mais c’est normal. Dans l’ordre naturel des choses. Par contre, quand c’est ce que ton passé te réserve qui t’échappe, là, tu peux dire que t’es mal foutu.

Aucun commentaire: