23 décembre 2007

Un radeau sur la neige

*** Ce message a été écrit le jeudi 20 décembre, mais n'a pu être mis en ligne avant aujourd'hui, à cause de certains problèmes techniques ***



Ça doit faire trois mois qu’il neige. Les blancs s’accumulent en couches devant les maisons. Les silences aussi, en strates épaisses, devant les maisons. On ne les voit plus, les demeures calfeutrées, les foyers bien chauffés, les bicoques où tous se tiennent à l’abri de la tempête. La tempête perpétuelle. Pourtant, ce n’est pas encore l’hiver. L’hiver, c’est demain. Et on a cru bon s’y préparer. Convenablement, accueillir l’hiver avec ce qui lui est familier; de la neige, du vent et un peu de poudre aux yeux. Dire bonjour, les joues bien rouges, les pieds bien gelés dans nos bottes sans semelles isothermiques, dire Viens, entre, fais comme chez toi l’hiver. Cette année, l’hiver est à l’intérieur.


L’hiver est au cœur. C’est à cause des cœurs qu’il est arrivé si tôt cette année. Des cœurs froids, des mains chaudes, brûlantes tellement elles ont tenu de bols de soupe poulet aux nouilles pour se réconforter l’âme. Ce sont les larmes qui ont fait geler les lacs. C’est grâce à la tristesse des gens seuls que les autres, les gens heureux, peuvent aller patiner sur les étangs glacés, dans leur canadienne en feutre noir, des cache-oreilles hors de prix sur la tête, une musique des temps anciens en boucle dans les hauts parleurs.


C’est grâce aux gens tristes que les gens heureux savent qu’ils le sont. Comblés par la vie, si choyés par le destin, chanceux, chanceux, tellement chanceux. Chanceux de ne pas avoir l’air de ça, de cette pauvre fille grise qui traîne ses lambeaux sur toutes les Saint-Catherine du monde. Les gens heureux sont heureux parce qu’il y a les itinérants avec leur tasse en carton vide, parce qu’il y a les putes avec leur jupe de quinze centimètres à moins trente degrés Celsius, parce que les déneigeurs qui travaillent quatre jours en ligne sans dormir, parce que les chansons suicidaires d’Elliot Smith, parce que les hôpitaux pleins et les phases terminales. Les gens heureux remercient tous les parias, les prisonniers en début de détention, les hommes qui sont obligés de se déguiser en Père-Noël pour arrondir la fin du mois des cadeaux, les accidentés de la route, les alcooliques anonymes, les vedettes déchues, les amoureux qui se quittent, ils les remercient de faire la sale job à leur place. Merci d’être là, pour le vivre, le malheur du monde. Merci d’avoir de si bonnes épaules.


Ève a quitté Jason. C’est terminé. Pour de bon. Point final bâton. Je la crois, quand elle me dit que c’est mieux ainsi, que c’est la seule décision qui vaille. Même si chaque fois que ses cordes vocales laissent passer un de ces mots qui se veulent pleins de conviction, ses paupières laissent échapper un filet de larmes amères. Elle a tellement pleuré dans la dernière semaine que ses larmes ne sont même plus salées. Elles ont perdu leur goût d’origine. Ce sont des larmes de secondes mains. Mais je la crois. Même si elle ne sait plus pleurer comme il le faut. Même si sa tristesse infinie cache si bien la sérénité dont elle dit faire preuve.


Ève et Jason demeuraient ensemble. Ils partageaient un petit mais douillet 4 et demi sur St-Zotique. Un petit nid d’amour qu’ils ont mis deux ans à parfaire. Mais les nids d’amour parfaits, ce n’est pas l’idéal pour les amoureux qui se quittent, alors Ève va dormir ici, pour les prochaines semaines. Jason l’a suppliée de revenir à la maison, simplement pour qu’ils discutent. Il a dit qu’il dormirait sur le futon, le temps qu’il faudrait, qu’il se ferait discret, qu’il lui laisserait toute la place dont elle avait de besoin. Avec le désespoir d’un homme qui est en train de jouer sa dernière paire de chaussettes au poker, il l’a implorée de ne pas le laisser seul, avec toute cette merde, que c’était une épreuve que le couple devait affronter ensemble. Jason n’a pas compris probablement, que ce n’était pas une épreuve pour le couple, mais bien une épreuve pour Ève. Ève toute seule. Ève grande fille qui va dormir chez moi, à qui j’ai prêté mon plus beau pyjama et même ma brosse à dents, parce qu’elle ne voulait absolument pas retourner au petit nid d’amour de la rue St-Zotique.


Aujourd’hui, je lui ai proposé d’y aller moi, au petit nid d’amour, et de lui ramasser quelques vêtements, ses CD favoris, ceux qui aident à se libérer la dépression, un ou deux bouquins, et de revenir, avec son petit baluchon. Son petit kit de survie pour jeune demoiselle à la dérive. Oublie pas mon t-shirt mauve. C’est mon préféré. Ok, Ève. Je n’oublierai pas ton t-shirt mauve. Ce sont les t-shirts mauves qui réussissent à sortir les filles en peine d’amour de leur chagrin. Ce sont ces objets inutiles, ces bouts de tissu, ces morceaux de rien qui nous sauvent du naufrage. C’est avec les t-shirts mauves qu’on fabrique des radeaux pour les femmes sans direction. De belles grandes voiles pour ces bateaux de fortune qui les ramèneront vers la rive.



Aucun commentaire: