29 août 2007

Les faux-semblants, la suite




Je me suis réveillée en n’ayant aucune idée d’où j’étais. Seule, dans un grand lit recouvert d’une couette fleurie, une odeur de café me titillait les narines. À ma gauche, sur la table de chevet, un cadre éminemment quétaine tâchait de mettre en valeur une photo imprimée en sépia. J’y ai reconnu Louis, lorsqu’il était enfant - il devait avoir environ onze ans, car il affichait la même moustache que le petit garçon dans le train. Le train. Voilà. Je suis chez les parents de Louis. St-Malo. Souper tartiflette et champagne hier soir - beaucoup de champagne. Voilà. Pourquoi j’ai dormi si profondément. Et aussi longtemps. Les bulles. Onze heures. Ils doivent me croire morte. C’est presque le cas; mes jambes et mes bras sont tellement enkilosés, j’ai l’impression que je n’arriverai jamais à me mettre debout et à enfiler quelque vêtement que ce soit. Je suis nue. Je crois que Louis et moi avons fait l’amour hier soir. Des images floues me reviennent par spasmes. Une main dans mes cheveux, un baiser sur la hanche, une croquée prise à mon oreille, un râle. Mais rien n’est clair.

Je réussis de peine et de misère à soulever mon corps mou et engourdi. Je prends l’affreux cadre style imitation rococo afin de l’observer plus attentivement. Un détail que mes yeux encore plein de la croûte du matin n’avaient pas vu me frappe : Louis est assis dans un fauteuil roulant. Étrange. Peut-être n’y posait-il que pour rigoler, ayant emprunté le fauteuil à une de ses vieilles tantes, rien que pour rouler très, très vite. Mais son sourire n’est pas celui d’un enfant qui joue et taquine. Peut-être n’est-ce pas Louis. Un frère. Non, il n’en a pas. Un cousin alors, très ressemblant. Je résoudrai le mystère plus tard, pour l’instant, j’ai une faim atroce.


Les crêpes bretonnes d’Irène sont effectivement les meilleures que j’aie mangées. Elle n’a pas voulu me divulguer sa recette. Je n’ai jamais compris cet orgueil qui pousse certaines personnes à garder secret un de leurs ingrédients ou une de leur façon de faire, mais je n’ai pas bronché.

- Bon. Termine ton assiette et va prendre ta douche, il est temps que je fasse visiter cette belle ville!
- On fait quoi aujourd’hui?
- L’église, comme je t’ai dit hier, ensuite, on va voir les grandes marées. J’connais un bon resto sur le bord de la plage; il y a une verrière et tu manges carrément dans les vagues, c’est génial. Et après, y’a une rhumerie que j’aimerais te faire découvrir pour finir la soirée.
- J’vois que tu nous as organisé un programme chargé!





Finalement, on n’a rien fait de tout cela.

Irène nous a préparé un panier de provisions qu’on a balancé sur la banquette arrière de la voiture familiale, avec nos imperméables, des bottes de pêcheurs et tout un ensemble d’observation de la nature - les parents sont si naïfs parfois, de penser que deux jeunes gens laisser seuls, dans un endroit aussi romantique que St-Malo pourraient penser gaspiller leur temps à observer les grues et autres oiseaux marins! On a roulé jusqu’à la fameuse église, mais nous ne sommes pas rentrés à l’intérieur. Je me suis contentée de poser devant la statue de Jacques Cartier située devant l’immense édifice. Avec le sourire d’une jeune femme qui n’a pas trop envie de visiter des monuments patrimoniaux et de faire semblant d’être intéressée par l’histoire.

- Est-ce qu’on peut juste aller marcher sur le bord de la mer?
- Comme tu veux. Comme la marée est encore basse, on peut se rendre sur l’île du Grand Bé, voir la tombe de Châteaubriand. Il s’est fait enterré là afin de pouvoir continuer d’observer la mer, même après sa mort et profiter du silence émanant de cet endroit.
- Il ne doit pas voir grand-chose à partir de son cercueil, bien caché derrière une plaque commémorative de pierre et de béton!
- Tu n’aurais pas envie, toi, de passer ton petit bout d’éternité là, devant l’infini de l’Atlantique?!
- Je ne crois pas qu’après ma mort je serai en mesure d’apprécier quelque beauté que ce soit. Je serai morte, morte, morte. Bien froide et rigide, comme on aime les morts. Je n’ai pas l’intention d’imposer mes inutiles caprices de morte à ceux qui resteront.
- Oh. Je vois. Tu ne crois pas à la vie après la mort?
- J’trouve que cette conversation devient beaucoup trop sérieuse. Est-ce qu’on peut juste aller voir la mer pis se taire deux secondes.
- Ok.

Effectivement, Châteaubriand a plutôt bien choisi son dernier lieu de repos. La vue est splendide. Et c’est vrai que le silence qui règne à cet endroit est délectable, un silence de sel, critallin et humide, un silence lourd, mais d’un de ces poids agréables, comme une grosse couette de grand-mère qui nous pèse sur les jambes et nous empêche de bouger durant notre sommeil. Le soleil de ce milieu d’après-midi du mois d’août était vraiment étrange; on aurait plutôt dit un soleil de fin de journée du mois de septembre, un soleil avec des élans de mauve, des flèches de rouge. À la lueur de cette lumière anachronique, les rochers me paraissaient orangés plutôt que bruns. C’était comme si la lumière venait d’eux en fait, que les rayons émergeaient de chacune des fissures entre les pierres. De quoi éblouir un désespéré de la vie qui avait justement décidé d’en finir avec la sienne. De quoi lui faire changer d’idée. C’était juste beau.

On s’est trouvé une petite crevasse, entre deux immenses pierres probablement vieilles de millions d’années. Nous sommes allés nous coller à leur sagesse millénaire, écouter ce qu’elles avaient à nous donner de conseils prodigieux. La paroi rocheuse était chaude et étonnament confortable. Je me suis assoupie, bercée non pas pas le bruit des vagues, mais par celui, lointain, des touristes énervés qui ne se pouvaient plus devant tant de nature merveilleuse. J’étais contente de ne pas être comme eux, de ne pas voir de St-Malo uniquement ses attraits les plus connus, expliqués par un guide légèrement confus qui n’en sait finalement pas plus que moi sur la raison d’être des choses. J’étais contente d’être avec Louis. J’étais juste bien.

- Tu sais Sophie, j’suis pas con. Je sais bien que toi et moi, c’est un peu de la frime, que ça ne peut pas durer. Que c’est une belle aventure, mais voilà, une aventure. Et que tu ne m’aimes pas. Et que probablement c’est mieux ainsi.


Tout d’un coup, mon petit sourire de béatitude s’est effacé. Fin de la simplicité volontaire.

- T’es pas obligée de répliquer à ce que je viens de dire, c’était pas une question.
- D’accord.


Silence. Mais moins agréable que celui de tout à l’heure. Il n’était plus question de grosse couette lourde mais confortable sous laquelle on s’endort; c’était plutôt le silence tourmenté de celle qui est en train de se faire étouffer avec un oreiller. On croit entendre des cris, mais bah! on a dû rêver. Non! Non! Je suis bel et bien en train de me faire asphyxier! À l’aide!

- Mais tu peux quand même rajouter quelque chose, si le cœur t’en dit.
- C’est toi le petit gars en fauteuil roulant sur la photo? Dans la chambre, sur la table de chevet?

Touché. Je lui ai rendu son silence. C’était lui à présent qui étouffait. Louis venait de se faire poser une question qui tue, comme lui avait su m’en poser une. On était kif-kif. Pause. Retour au jeu.

- Oui. C’est moi.
- Que faisais-tu en fauteuil roulant?
- J’ai eu la leucémie à l’âge de douze ans. Les traitements m’avaient énormément affaibli, je n’avais plus la force de me déplacer.
- Ça a duré longtemps tout ça?
- J’ai reçu ma chimio. On a cru que la maladie était enrayée, mais après quatre ans de rémission, elle est revenue de plus bel. À seize ans, le même manège a donc recommencé. Ça a été encore plus terrible que la première fois. J’étais absolument révolté, je n’acceptais pas ma situation. Mais je me suis battu. Et cette fois-là, j’ai réussi à passer les cinq ans de rémission sans trouble. Mais le spectre de la maladie me guette toujours. C’est pourquoi je considère que je n’ai pas de temps à perdre.

Cette fois, c’est moi qui avais posé la question, mais je savais encore moins quoi répondre. C’est pourquoi je considère que je n’ai pas de temps à perdre. Ces mots ont résonné en moi pendant de longues minutes. Louis m’a laissé méditer quelques instants et m’a proposé d’aller manger.

- Viens. Fais-toi en pas avec tout ça. On n’en parle plus. J’ai faim, pas toi? Le grand air, ça ouvre l’appétit.

Le grand air oui, mais les révélations choc, ça le coupe assez rapidement. À partir de ce moment-là, continuer ma petite partie de faux-semblant aurait été un manque de respect de ma part. Mais je n’avais pas le courage de dire à Louis qu’effectivement, je ne l’aimais pas, que je ne pouvais pas l’aimer en ce moment, ni lui ni un autre, que j’étais trop perdue, et qu’il me fallait absolument me retrouver avant de trouver quelqu’un pour partager ma vie. Je n’ai rien à partager pour l’instant, rien, rien. Je ne peux être qu’égoïste. Tout prendre et ne rien donner. Les mains vides, j’ai les mains vides Louis.

- Mais est-ce qu’on peut faire comme si? Comme si, jusqu’à la fin du voyage, après, on verra.
- Comme si de quoi? De quoi parles-tu?
- Comme si ça se pouvait toi et moi.


J’ai supposé que son baiser voulait dire oui.

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