05 septembre 2007

Troupeaux en cavale

Ça fait deux semaines que je suis revenue de France, mais non, justement, je n’en suis pas revenue. De la façon dont les choses se sont terminées, de ce qui a suivi. Du où j’en suis maintenant. Je crois que si j’essayais de comprendre, je me briserais le cerveau. Foulure du lobe frontal monsieur. Désolé, on n’a rien pu faire pour votre fille. C’est fréquent chez les jeunes femmes de son âge vous savez. Elles se posent trop de questions. Surtout celles qui débutent par «pourquoi». Mais celles-là, ces questions, trop curieuses, elles obtiennent rarement des réponses satisfaisantes. Mieux vaut demander «comment».

Alors je le dirai, moi, comment ça s’est passé. Même si y’a pas pire personne que soi-même pour raconter sa propre histoire; recul aucun, objectivité douteuse. Juste des« j’aurais dû», des regrets au fond de la gorge, qu’on essaie d’expulser comme un chat tente difficilement de recracher son poil pris en boule dans la trachée, des «merde». Des «voilà ce dont je me souviens». Le reste est flou.

J’ai oublié. Pas tout. Les détails, je les ai frais en mémoire, comme si c’était hier, comme si c’était cet après-midi, il y a trente secondes, à peine, que cela s’était passé. Non. Ce que j’ai le plus de difficulté à me rappeler, c’est le plus important. L’essentiel. L’événement. Qu’est-il donc arrivé?

Probablement l’ai-je échappé sur la piste d’atterrissage de Charles-de-Gaule. Pardon Mademoiselle, je crois que vous avez laissé tomber ceci. Effectivement, je l’ai laissé tomber, le souvenir, sur l’asphalte mouillée. J’ai volontairement entrouvert mes doigts pour que, comme un foulard de soie violet, léger et volatile, le souvenir glisse et s’échappe. Moi, devant, faisant semblant de ne pas l’avoir vu s’envoler.
J’avais les yeux trop pleins de larmes, de toute manière, alors il était facile de faire croire que je ne voyais rien.


***

Louis avait décidé de m’amener au Mont St-Michel. Tu dois absolument voir ça, je te jure, c’est probablement le truc le plus bizarre que tu verras dans ta vie!
Effectivement, il y a quelque chose qui cloche avec ce village. On dirait un de ces rochers géants qui flottent dans les airs que peignaient Magritte. Le Mont, ce n’est pas tout à fait une montagne. C’est plutôt un immense morceau de pierre, pointu et biscornu, au flanc duquel se sont attaché des maisons et des petits commerces. Le chemin menant à l’entrée du village est fréquemment immergé par la marée montante. C’est alors que, plus que jamais, St-Michel semble éloigné du monde, en dehors de la réalité. Complètement à part. Qui aurait cru que les montagnes pouvaient se sentir seules.

Je ne crois pas que qui que ce soit habite réellement cet endroit. Il n’est que lieu d’exil pour des touristes en manque de stupéfaction. Refuge des pâtissiers, gourmands et avars, heureux de pouvoir vendre leurs crêpes et leurs croissants beaucoup trop chers. Siège de mille boutiques remplies de trucs inutiles que les visiteurs seront fiers de ramener chez eux en disant Je suis allé au Mont St-Michel, en voici la preuve – un aimant pour le frigo fabriqué en Chine. Et régnant au-dessus de ce domaine où l’escroquerie est non seulement acceptée mais désirée, trône l’abbaye, là où tous aiment se faire croire qu’ils sont encore capables de probité et de transparence. Quelques prières et puis les remords s’en vont. Mais moi, je n’ai pas prié. Je me suis contentée d’écouter les mouches voler et les flammes des cierges crépiter, doucement. Ce silence trop troublant, je n’ai pas pu le supporter très longtemps, c’était trop, trop pour le petit bout de femme que je suis, pour ma tête pleine et mes idées jamais claires.

Louis a trouvé une solution à mon malaise. Il m’a attirée jusqu’au cloître des moines, étonnamment vide de pèlerins et de photographes japonais.

-Déshabille-toi.
-Ici?
-Oui. Tout de suite.

J’ai retiré mon t-shirt. Il a fait de même. Il a baissé sa braguette, et contre le mur de pierre froid, il m’a prise. J’ignore depuis combien de temps il planifiait ce petit stratagème pervers, mais il était prêt, fin prêt oui, prêt à tout pour me faire jouir. Son va-et-vient était aussi rapide que les battements d’ailes d’un colibri; je croyais qu’on finirait par s’envoler à force de spasmes et de coups de bassin. Mais nous sommes restés bien au sol, les ongles enfoncés dans le granit des murs, comme si cela allait nous sauver des cris. Mais nous avons gémi quand même. Simultanément je crois, je ne sais plus. Cela s’est passé si vite. Trente secondes après avoir réenfilé mon t-shirt, une dame est rentrée dans la salle en s’exclamant Splendide! Je n’ai jamais rien vu de si inspirant. Inspirant, certes. Nos inspirations ne nous mènent pas tous au même endroit j’imagine.

Nous avons rapidement terminé notre visite de ce lieu saint – que nous avons béni à notre manière… - pour ensuite aller nous asseoir dans un de ces nombreux escaliers moyenâgeux qui permettent de gravir le mont. Nous y sommes restés une bonne heure, à contempler les vagues qui venaient se fracasser sur les parois rocheuses. On aurait dit des moutons qui tentaient vainement d’escalader un mur – personne ne leur avait appris que les moutons ne peuvent pas grimper si haut. Je les comprends. À moi non plus, on ne m’a jamais expliqué, que je ne pouvais pas aller plus haut qu’une certaine limite. Que tout n’était pas atteignable.

-T’as le goût d’un sandwich ?
-À vrai dire, non. J’ai plutôt le goût de rentrer. On y va?
-D’accord. On dîne avec mes parents ou tu préfères qu’on aille au resto?
-Je n’ai plus une cenne, vaudrait peut-être mieux pour moi d’abuser de l’hospitalité de tes parents et de me contenter de ce que ta mère aura cuisiné!
-T’en contenter?! Insinuerais-tu que ma mère cuisine mal!
-Non! Non… mais je dois avouer que… que je ne suis pas habituée de manger autant de viande en sauce! C’est à peine s’il n’y a pas du rosbeef et du gravy sur la table pour déjeuner!
-Tu t’habitueras à nos manies culinaires!
-M’habituer?! Pourquoi?

Il n’a pas répondu. J’imagine que cela voulait dire qu’il envisageait un certain avenir avec moi, un petit bout de futur dans lequel lui et moi, à un certain moment, partagerions à nouveau une table et un repas. Personnellement, je suis myope. Et donc incapable de voir aussi loin.

Sur le chemin du retour, nous avons croisé un troupeau de moutons. Leur propriétaire essayait difficilement de les faire passer d’un champ à l’autre. Trois bêtes, obstinées, avaient décidé de prendre une pause, en plein milieu du chemin. Ces moutons-là, eux, on leur avait appris, que parfois, il fallait apprendre à s’arrêter! Au lieu de pestiférer contre le paresseux bétail, Louis a choisi d’éteindre le moteur de la voiture et d’attendre. Sa main dans mes culottes. Le cochon. Pour moi, il sentait la fin approcher. Il voulait profiter de chaque moment, même ceux où les frivolités n’étaient pas permises. Pour fermer le clapet à ceux qui émettent les interdictions.

De retour chez Deniel et Irène, une odeur de catastrophe flottait dans l’air. Mais ce n’était pas celle qu’on aurait pu prévoir. Les désastres ne sont jamais ceux qu’on aurait cru pouvoir arriver, non? Autrement, ils ne seraient pas si désastreux.

-Sophie! Tu as reçu un appel cet après-midi! Cela semblait plutôt important.
-Un appel?! De qui?
-Gilles. Il a laissé son numéro de portable. Ne te gêne pas pour utiliser le téléphone du salon et faire un interurbain.
Gilles ne m’appelait certainement pas pour m’annoncer une bonne nouvelle. Ça, c’était évident. L’autre évidence, c’était que je n’avais pas envie d’entendre ce qu’il avait à me dire. Pas envie d’avoir une autre raison d’être malheureuse.
-Gilles, dis donc, t’es débrouillard, où as-tu trouvé le numéro de téléphone des parents de Louis?!
-J’ai appelé chez huit Husson vivant en Bretagne avant de tomber sur les bons. Écoute Sophie, crois-tu être capable de devancer ton retour à Montréal?
-Euh… Ça presse tant que ça? Je prends l’avion après demain!
-Je sais, mais il y a urgence ici. Ta mère est dans le coma. Elle a fait un ACV.
-Merde.


On me répondra que c’est le propre des accidents cérébraux vasculaires, mais celle-là, je ne l’avais pas vu venir. Venir et partir, voilà à quoi ressemble la vie.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je sui bien content de te voir revenue au pays mais avant bien content que tu ait vu et parlé dans ton blogue de la statue de Jacques-Cartier, défonceur de rochers. Je suis quand même désolé que ton retour au pays se soit fait à cause d'une mauvaise nouvelle.

Pinocchio a dit…

C'est chaud, c'est chaud, c'est chaud, MAIS j'ai eu le temps de compter, mesdames et messieurs avec mon oeil de...: avec mon oeil de gars qui trouve tes aventures pas mal chaudes et bizarres.

Il manque un petit morceau à gauche de ton texte. Vois-y.