20 septembre 2007

Avant l’automne – première partie


Dormir est une façon de mourir ou tout au moins de mourir
à la réalité, mieux encore, c’est la mort de la réalité
.
– Salvador Dali



Parfois, les jours sont des années. Les dix derniers, ceux qui viennent de passer, si vite et si lentement à la fois, voilà ce qu’ils étaient, les jours, en vrai : des éternités qui s’étirent. Au cours de cette semaine et demie qui appartient maintenant au passé, j’ai le sentiment d’avoir vécu plus d’événements et de sentiments qu’en vingt-quatre ans. Parfois, les semaines sont des condensés d’existence. Du pire et du meilleur concentré au maximum. Aucun silence pour venir diluer tout ça, aucune pause, aucun répit. Que de la vie qui continue. Et court, et court, et court. Toi aussi cours, Sophie.

Je ne crois pas que l’habitude va me rester, mais depuis sept jours, je me lève très tôt tous les matins pour aller jogger. Six heures trente, debout; six heures trente cinq, sous la douche; six heures cinquante, habillée; six heures cinquante cinq, un grand verre de jus d’orange; sept heures, j’ouvre la porte. Dehors. Je respire, enfin. L’air froid de l’aube, les restes de rosées qui s’évaporent, les particules de soleil qui flottent timidement, l’odeur de la ville qui se lève, tout ça, d’un coup, d’une inspiration, je l’engouffre dans mes poumons. J’avale la vie, je remplis mon corps de tout ce qui grouille, de tout ce qui subsiste, de tout ce qui va, et moi aussi, je pars. Go.

Je cours jusqu’au je-n’en-peux-pluisme. Je cours jusqu’au bout, au bout du monde, le monde du dedans, celui qui s’effondre. Je cours jusqu’à l’évanouissement. L’échec total, la déflagration, l’anéantissement de toute pensée. Je cours sans savoir où je vais, sans voir où je vais. Je cours les yeux fermés, ça va mieux pour retrouver la route intérieure.

Chaque matin depuis sept jours, j’emprunte le même parcours. Cette routine nouvelle, cette manière de reproduire l’identique, de faire de la route quelque chose de connue, de semblable, cela me rassure et m’installe dans un confort certain. Teinté d’oubli et d’absence, mais un confort tout de même. Je n’ai plus à me tracasser pendant ce deux heures de pas un en avant de l’autre, de marche plus rapide que soi. Je sais où je vais, même si cela ne mène nulle part puisqu’à la fin, je devrai revenir au point de départ. Et de retour à la maison, la routine se poursuit. Je reprends une douche, chaude, même si mon corps se noie déjà dans sa sueur, j’y reste jusqu’à ce que ma peau soit aussi molle que les montres de Dali, j’enfile ma robe de chambre en ratine, marche jusqu’à la chambre sur la pointe des pieds, laisse quelques traces bien mouillées derrière moi, et je me faufile sous les lourdes couvertures. Emmitouflée dans ma fatigue, exténuée de mes excès matinaux, je recouvre le sommeil pour ne me relever qu’en début d’après-midi.

Mais ce matin, encoche à ma routine, je n’ai pas été capable de me rendormir. De fuir davantage, un peu plus loin dans l’ignorance. Mes yeux refusaient de ne plus voir; chaque fois que j’ordonnais à mes paupières de se clore, le mouvement inverse se produisait. Ma rétine cherchait la lumière et ma conscience des réponses. Arrête de tout nier, merde. Elle est morte.

Maman est morte, oui. Maman est morte. Maman est morte, Maman est morte. Elle est morte, morte, morte. Morte, morte, morte, Maman, Maman, Maman. Ces deux mots ne sont pas faits pour aller ensemble, ils sont comme des aimants – un négatif, un positif – dans ma tête, dès que j’essaie de les juxtaposer, ils se repoussent mutuellement. Et moi, comme eux, comme ces mots qu’on ne peut croire, ces mots qui nous rebutent et nous renvoient d’où on vient, moi, j’envoie paître tous ceux qui essaient de me consoler. Je suis la boussole qui n’indique plus rien.

C’est pour cela que je me suis fait un itinéraire de course; je ne voudrais pas me perdre, moi dont les sens, surtout celui de l’orientation, sont complètement dysfonctionnels. Ce trajet me mène jusqu’au Parc Nature de l’Île-de-la-Visitation, qui longe la rivière des Prairies. Là, les feuilles qui commencent tranquillement à rougir, l’odeur de terre humide et le bruit furieux de l’eau me rappellent que je ne suis pas la seule à être en colère, que je vis dans un monde où les déceptions s’accumulent, les arbres perdent leur feuillage, les rivières grondent et les sols tremblent.

Pour revenir chez moi, j’utilise le sentier qui contourne le site d’enfouissement de Montréal-Nord. Ce lieu qui en d’autres temps m’inspirerait probablement le dégoût me fascine et me réconcilie avec ma situation de jeune femme endeuillée. J’ignore pourquoi, mais les vapeurs de souffre, ces effluves d’œufs pourris, ne me sont pas si désagréables. Elles appartiennent à ce décor surréaliste où les déchets s’amoncellent et les tristesses se perdent. Elles sont ce décor. Une montagne de vieux tissus, de souvenirs endommagés, de vêtements souillés, d’outils usés, d’erreurs à cacher, bien dissimulée sous d’épais centimètres de sable. Mais aucune terre, aussi noire soit-elle, ne réussirait à nous faire oublier que là, git tout ce dont l’humanité a arbitrairement décidé de se départir. Pourquoi avoir choisi de se débarrasser de cette paire de chaussures pourtant neuve? Pourquoi cette lettre déchirée et enfouie au fond d’un sac? Pourquoi ma mère au fond d’un trou? Pourquoi ma mère, enterrée comme une ordure. Parce que le ciel, c’est le dépotoir de Dieu, j’imagine. Et j’imagine, encore, que c’est pour me rapprocher de lui que je visite cet endroit. Du sommet de mon monticule d’immondices, je sens que je peux lui parler en toute confidence. Lui dire, tout bas, comme on murmurerait à l’oreille d’un géant, du bas de notre petitesse, de notre fragilité, qu’on ne croit pas en lui. Et qu’il aille se faire foutre.

Mais ce matin, je n’ai pas crié d’insanités au bonhomme dieu – minuscule volontaire –, je n’ai rien dit, rien fait, me suis contentée de m’asseoir sur un des bancs qu’ils ont emménagés dans ce sinistre parc – ils avaient réellement prévu que des gens iraient se promener là. Plutôt inquiétant, non, de savoir que je ne suis pas la seule à fréquenter les dépotoirs et à les considérer comme lieu d’évasion! – je me suis assise, voilà, et j’ai observé l’autre montagne, derrière, celle du loin, de l’horizon, celle qui protège la ville avec son sourire narquois, ses maisons cossues, ses cimetières en grève, un Oratoire accroché à son flanc. La vue qu’on a sur le Mont-Royal est assez splendide. Le soleil qui, à l’est, prend de l’essor, le colore d’un ton orangé et semble lui dire Ne bouge pas, je m’en viens te rejoindre. Et oui, une fois de plus, il finira par l’atteindre; le soleil, bien qu’essoufflé, réussira aujourd’hui, une fois de plus, à compléter sa course, sans trop d’embûche. Trajectoire ininterrompue. Même si personne n’est immortel.

J’aurais envie, cet après-midi, d’aller visiter la tombe de Maman, fraîchement ensevelie, mais je n’ai pas le courage de m’y présenter seule. Peut-être vais-je appeler François pour qu’il m’y accompagne…

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