10 septembre 2007

L'hiver aux portes



Hier, dimanche 9 septembre, 13h00, environ. J’ai pris le métro. Sur les panneaux d’affichage lumineux, il y avait d’inscrit Mercredi 5 février, 16h46. Pendant une fraction de seconde, j’y ai cru. J’ai pensé qu’on était bel et bien en février, que la Saint-Valentin s’en venait, que le temps des Fêtes venait à peine de se terminer; j’y ai cru, à cette date improbable, à cette heure absurde. Je me suis dit que j’avais peut-être eu un moment d’égarement, ou que j’avais trop dormi, et que voilà, enfin, je me réveillais, de retour à la réalité après une longue pause. Station Sherbrooke, je sors. Dehors, il fait mi-soleil, mi-nuage. Mais aucune trace de neige. Je suis déçue. J’aurais aimé que tout cela soit vrai, qu’on soit en février, et hop! Cinq mois d’écoulés sans que je m’en rende compte, un saut dans le temps, une petite pirouette. Une petite fuite vers l’avant…


J’ai marché sur les trottoirs exempts de slush et de gadoue, m’abreuvant des quelques rayons qui consentaient à se rendre jusqu’à mon visage. Je suis arrêtée au café Cherrier prendre un expresso – Le plus fort possible s’il vous plaît. Je n’aime pas le café, mais j’avais envie de quelque chose de puissant. Et il était trop tôt pour commander un Martini. Pendant quelques secondes, je me suis sentie comme à Paris. Dépaysement nécessaire.


À ma gauche, un maghrébin enfilait les expresso comme on enfile les bas de laine les journées froides d’hiver – mais j’ai regardé par la fenêtre, et non, toujours pas de neige. À ma droite, un homme austère – la quarantaine semblait lui peser lourd sur les épaules – descendait tranquillement un Perrier. Tranquillement, et à intervalles réguliers. Chaque trente seconde, il prenait une gorgée et redéposait son verre sur le zinc d’un geste lent mais convaincu, produisant un son rond et triste qui me tirait de mes rêveries – toc. Le petit manège de mon voisin vraisemblablement obsessif-compulsif et déprimé m’aurait probablement, en d’autres circonstances, tombé royalement sur les nerfs, mais à ce moment précis, il s’avéra plutôt salvateur; c’était comme un électrochoc, une manœuvre tout à fait utile de réanimation - une bonne pression sur la poitrine, on fait la respiration artificielle, on compte, on compte, oui, oui, le patient vit encore. Tout n’est pas perdu.


Il était presque 14h30. Je ne pouvais plus prendre mon temps et repousser la suite. J’ai enfilé ma veste, remis le siège bien à sa place, attendu que le serveur vienne récupérer son pourboire en mains propres, posé la petite cuillère dans la soucoupe, sous l’anse de la tasse, à droite, comme supposé, regardé une dernière fois le liquide brun que je n’avais même pas touché; je me suis assurée trois fois que je n’avais rien oublié, rien laissé traîner sur le comptoir, rien, pour être sûre, rien. Et après cela, j’étais tout simplement à cours de façon d’étirer le temps sans en avoir l’air. Au moment où je franchis le seuil de la porte, Johnny Cash se mit à jouer - Lord, Help me walk / Another mile, just one more mile / I'm tired of walkin' all alone. J’ai fait semblant de parler au téléphone public pendant tout le temps de la chanson, pour pouvoir l’écouter sans qu’on me prenne pour une attardée qui aime passer ses dimanches après-midis dans le vestibule des restaurants à attendre la venue prochaine du messie et de ses disciples- I never thought I needed help before / I thought that I could get by - by myself. Je n’y ai jamais cru au messie, non, mais la voix brisée de Cash, sa voix comme une larme d’homme qui n’avait jamais pleuré avant, sa voix, elle me donnait envie de commencer à y croire. Juste pour essayer. Juste pour ne plus faire tout cela seule. Et si ce n’est pas à Dieu que je dois croire, que ce soit à autre chose, d’accord, je n’y vois pas d’inconvénient; je ne veux juste plus faire tout cela seule. Ne plus faire semblant de parler au téléphone. Appeler quelqu’un pour vrai. L’espace d’une fraction de millième de seconde, j’ai eu envie de téléphoner à Magalie. La fraction suivante, je me suis souvenue pourquoi on ne s’était pas parlé depuis plus de deux mois, et l’envie m’ait soudainement passé.


Je déteste les hôpitaux, leurs murs aqua-1991, les couvre-chaussures bleus tissés dans le même matériel que les jaquettes-fesses-à-l’air, le visage blanc-jaune des patients, celui vert des visiteurs qui ne se sentent pas bien dans cet endroit où tout respire le trop propre. Le mien, mon visage, rouge, rouge-mauve, parce que j’ai couru jusqu’à Notre-Dame, parce que j’avais besoin de sentir le sang circuler dans mes jambes, dans mes poumons, dans ma tête; le sang partout, partout, le sang des gens vivants, en moi, le sang qui prouve qu’on n’est pas malade, nous, qu’on va bien comme jamais on n’a bien été, le sang vif, le sang clair, le sang de ceux qui ne remettront pas les pieds aux soins palliatifs de si tôt. Parce qu’ils vont bien et que, même, aujourd’hui, ils sentent qu’ils pourront tout vaincre. Tout y compris cette mort que vous leur avez promise.


La chambre de ma mère était envahie de lys blanc, ses fleurs préférées. La carte les accompagnant disait simplement Charles. Je l’avais oublié lui. Si jeune et devoir venir visiter sa blonde comateuse à l’hôpital parce qu’elle s’est pété un ACV; il avait pas pensé à ça en acceptant de sortir avec ma mère. Tous ces bouquets éparpillés aux quatre coins de la pièce m’ont rappelé que moi, je n’avais rien amené pour ma mère. Je me suis trouvée indigne et j’ai couru au Renaud Bray sur St-Denis acheté le CD de Johnny Cash.


Quand je suis revenue, il y avait trois infirmières dans la chambre et un médecin. Son pouls est revenu, mais il est extrêmement faible. Je n’ai pas voulu en entendre plus. Ma mère venait de mourir. Et de ressusciter. Pendant que j’étais partie lui acheter un disque. Alors qu’il n’y a même pas de lecteur CD dans sa chambre.


J’ai attendu que le cortège de gens habillés en blanc quitte la chambre pour m’y réfugier. J’ai mis mes écouteurs de walkman sur les oreilles de ma mère et j’ai sélectionné On the Evening Train - As I turned to walk away from the depot / It seemed I heard her call my name / Take care of baby and tell him darling / That I'm going home on the evening train.


Si jamais elle décidait de remourir aujourd’hui, ma mère, je voulais qu’elle le fasse en écoutant cette chanson. Et moi qui la fredonne à côté, en lui tenant la main, et en pleurant, un peu. En pleurant comme un homme qui n’a jamais pleuré avant. Par la fenêtre, toujours pas de flocons. Dehors, ce n’était pas le mercredi 5 février, 16h46, mais en dedans, en dedans, il y a longtemps qu’il n’avait pas fait si froid.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Et bien....

Tu sais, aujourd'hui j'ai envie de dire à la vie de te laisser un peu tranquille, juste une petite pause pour goûter la saveur du bonheur plus longtemps que 24h...

Ge

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
L'intense a dit…

Alors faut que tu écoute cette chanson là reprise par Johnny Cash

http://www.youtube.com/watch?v=SmVAWKfJ4Go

Je connais à peine ton blogue, mais sérieusement tu me fais vraiment tripper. Ça ma touché droit au coeur.

Mélissa Verreault a dit…

Merci L'intense et Ge, pour vos commentaires... ça vous semble rien, mais ça me fait du bien ce petit support moral... Je sais que je ne suis pas seule au monde, que d'autres sont passés par des chemins difficiles, mais reste que ça l'est, dur. Et de recevoir des petits mots d'encouragement de la part de purs inconnus, ça me redonne un peu d'espoir. Un peu... Chaque chose à la fois, quand même...