11 novembre 2007

Le chaud et le froid.

Tout vrai regard est un désir.
-Alfred de Musset



Je suis allée m’asseoir dans un café. Hier matin, très tôt. Histoire, en m’y rendant, de pouvoir profiter du froid matinal, de la buée qui sort de la bouche au respir, du picotement qui envahit le bout des doigts, de la sensation de gel humide qui se dépose sur les cils. Je me suis commandé un énorme bol de café au lait, que j’ai tenu entre mes mains pendant de longues minutes, simplement pour savourer le contraste de sa chaleur apposée sur mes paumes encore gelées.

L’encre du journal me salit les doigts. Le pouce et l’index sont complètement noircis. Toutes ces pages tournées en vain. Sans résultat. Aucun boulot ne me semble intéressant. J’ai bien encerclé une ou deux annonces, mais l’envie de vraiment téléphoner ne me vient pas. Je préférerais qu’eux m’appellent, qu’ils devinent que je suis en recherche intensive, que j’ai besoin d’un boulot maintenant, qu’ils m’annoncent d’une voix solennelle – «Justement, on aurait quelque chose pour vous. Seriez-vous prête à commencer demain?» Quand vous voulez. Tout de suite s’il le faut.

Alors que je décortiquais les petites annonces du cahier «Carrière», je sentis que des yeux insistants s’acharnaient à me décortiquer moi. C’est étrange, ce sentiment d’être mise à nue par un parfait inconnu; sentir qu’on nous épie, qu’on nous déshabille. Comment notre corps fait-il pour détecter qu’il est ainsi regardé, analysé? On dirait que nous avons un petit sensor, juste à la base du cou, qui se met à émettre de la chaleur dès qu’il se sent visé. C’est étrange oui, car si on veut que quelqu’un qui nous fait dos se retourne et nous regarde, on n’a qu’à fixer sa nuque et, généralement assez rapidement, il bougera la tête pour savoir ce qui se passe…

Et voilà que ma nuque brûlait. Mais je n’osais pas me retourner, de peur de devoir constater que ce regard appartenait à un vieil itinérant mal odorant tout simplement en quête de petit change. Mais, subtilement, j’ai fini par virer ma tête légèrement vers la gauche, afin de voir qui osait me dévisager ainsi.

Il n’a rien d’un clochard finalement. Plutôt mignon même… Mais qu’est-ce qu’il me veut? Il attend quoi? Que ce soit moi qui lui apporte son café? Il doit simplement être dans la lune. La lune du petit matin endormi. Loin, très loin. Ce n’est pas moi qu’il regarde. C’est le vide devant moi.

Mais c’était bel et bien moi qu’il regardait. C’est ce que j’ai dû constater lorsqu’il s’est approché de ma table en demandant timidement :

-Est-ce que je peux …
-…
-… m’asseoir?
-Euh… oui, oui.
-…
-Pourquoi pas…
-Je ne te dérange pas j’espère?
-Non, non. Au contraire. Tu me sauves. Tu me donnes une bonne excuse pour arrêter de chercher.
-Chercher quoi?

J'avais envie de répondre l’homme de ma vie, mais je me suis raviser en me disant qu’il était un peu trop tôt pour commencer à faire des allusions de ce type! Pour une fois qu’un jeune homme m’approchait, comme ça, sans raison apparente, sauf peut-être celle de me trouver belle, eh bien, je n’allais pas tout gâcher!

-Un boulot.
-Oh! Dans quel domaine?
-À vrai dire, moi j’ai étudié en communication, mais tu vois, ce journal m’offre plutôt le choix entre une job dans un centre d’appels ou un sideline d’escorte…!
-Ben quoi, ce sont deux emplois en plein dans ta branche ça, non?! Dans un centre d’appels, tu ne fais que ça, communiquer, et… escorte… escorte, eh ben, c’est un peu comme attachée de presse, mais… en plus sexy!
-Vu comme ça!

Son humour me plaît. Osé et cynique à la fois. Conversation bien entamée. Wow. Je dois vraiment faire attention de ne pas me planter. Eh merde. Avoir su, je n’aurais pas mis mes vieux joggings et ma tuque défraîchie. Moi qui voulais passer inaperçue en tout confort ce matin…


-Et toi, tu fais quoi dans la vie?
-Je suis musicien.
-Tu es debout de bonne heure pour un musicien! Je croyais que les jeunes rockers, ça faisaient la fête jusqu’à la fermeture des bars et que ça ne se levaient pas avant cinq heures de l’après-midi le lendemain.
-Ouais, t’as probablement raison. Mais je ne suis pas un jeune rocker. Quoi que, ça pourrait être intéressant d’interpréter du Oasis ou du Van Hallen avec mon violoncelle!

Du violoncelle! L’instrument le plus sensuel! Tellement homme… Ce son grave, puissant, qui tremble et fait vibrer. Les coups d’archet comme des coups de hanches. Ok. Suffit les fantasmes!


-T’aimes? J’veux dire, ce genre de musique?
-Musique sensuelle?
-Sensuelle?
-Euh… Oui… Je veux dire… J’aime ça, le violoncelle. Je trouve ça… sensuel.
-Ahah!
-Merde. Scuse moi, je…
-Excuse-toi pas!
-…
-J’ai une pratique dans quinze minutes, juste à côté. On fait un concert ce soir, dans le café bar en face. Tu viendras faire ton tour si tu veux.
-Euh. D’accord. À quelle heure?
-21h00.
-Bien. Ça devrait me laisser le temps de me préparer!
-Quoi que ça peut être plutôt long de faire partir l’encre sur tes doigts. Si j’étais toi, j’irais commencer à me les faire tremper tout de suite!

Il m’a touché la main! Il m’a touché la main! Woh. Feu dans l’estomac. Petite vague étrange de bonheur dans le creux du ventre. Un inconnu, sa main, effleure, la mienne, shhh, léger bruissement, sans plus, à peine, perceptible, si peu, trop doux, trop, naturel, sans prétention. Pourquoi ce ne pourrait pas être toujours facile comme ça?


-J’vais y être, promis.
-Bah. Promets rien. Tu me dois rien… Mais j’s’rais content que tu viennes faire un tour, oui.
-…
-Bon! Faut j’y aille! Bonne journée!
-Ça devrait pas être trop difficile...

Large sourire. Démarche détendue. Il a passé le pas de la porte en continuant de me regarder du coin de l’œil, la bouche tout aussi en coin, l’air complice. Je n’en revenais pas. Qu’est-ce qui venait de se passer? Pourquoi ce garçon, atrocement irrésistible, était venu me parler. Comme ça, comme si ça allait de soi, comme s’il n’y avait pas d’autres possibilités pour lui, de venir me glisser ces quelques mots, de me sourire, de s’en aller, de s’assurer que j’allais penser à lui pour le reste de la journée.

J’étais incapable de me concentrer et de continuer à chercher un boulot. Ce n’était plus d’un boulot dont j’avais besoin, mais d’un ménage de ma garde-robe, afin de trouver ce que je pourrais bien mettre le soir venu!
Je suis revenue à la maison presque au pas de course. J’avais besoin de raconter ce qui venait de se produire à quelqu’un, de le dire, qu’enfin, quelque chose de bien se produisait. Même si ce n’était rien, même si en bout ligne, cela ne mènerait nulle part, mais quelque chose, quand même. Une toute petite, toute minuscule chose, mais pleine de lumière. Et avec un visage, ma foi, plutôt agréable à regarder!

Sans même y réfléchir, j’ai appelé Magalie.

-Dis, ça te tente, une après-midi de filles?
-Certain! On fait quoi?
-On me trouve une tenue pour ce soir!
-Yé! T’as une date?!
-J’suis pas sûre que ce soit une date, mais c’que j’sais, c’est qu’il faut que je fasse bonne impression!
-J’arrive!


***


Je suis allée m’asseoir dans un café bar. Hier soir, assez tôt. Je voulais arriver dans les premières. Histoire de pouvoir choisir ma place, de profiter du meilleur point de vue possible sur le spectacle. Je me suis commandé un énorme daïquiri aux fraises, que j’ai siroté pendant de longues minutes, jusqu’à ce que mon cerveau soit pratiquement gelé. Aussi froid que mes mains et que mon cœur chaud.

Alors que je décortiquais le décor qui m’entourait, je sentis que des yeux insistants s’acharnaient à me décortiquer, moi.

Le jeune homme de ce matin vient de pénétrer dans la pièce, armé de son énorme instrument et de son sourire aussi enivrant que le daïquiri. Le jeune homme de ce matin.


Il a oublié de me dire son nom.

Aucun commentaire: