30 juin 2009

LE PÉRIMÈTRE

Voici un nouvel extrait de mon roman, dont j'ai terminé la première version, pour la date prévue. Oui, oui, mesdames et messieurs! Cessez vos applaudissements, c'est trop, vous allez me gêner!

Ce roman se déroule principalement en hiver, alors ça en fait une lecture parfaite pour la canicule, non? De quoi vous rafraîchir les neurones un peu.

En passant, je m'avoue très déçue: personne n'a encore soumis de commentaire pour l'entrée de blogue précédente... J'attends toujours vos prévisions, ma bande de diseurs de bonne aventure! Tant qu'il n'y aura pas au moins trois lecteurs qui m'écriront quelle est la suite des événements selon eux, je n'écrirai pas la deuxième partie de cette histoire. Hep, c'est comme ça! Allez, un peu d'interaction, copains du 2.0!


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LE PÉRIMÈTRE

Tout juste en sortant de l’hôtel, à droite, j’ai déniché un restaurant où l’on sert de la bouffe maison. Je préfère fréquenter la proximité pour l’instant. Tu risques moins de m’y retracer. Je ne ferai pas de bruit, pour que tu croies encore un peu que je suis partie pour toujours. Les banquettes en bois craquent et le café ne goûte rien. Quelques gouttes de lait seulement et il a déjà une couleur beige pâle. C’est ainsi que je me sentais des fois, tu vois : effacée par une lumière blanche, toutes ces choses à faire, plus importantes que moi. Je commande le menu du jour sans trop savoir ce qu’est ce plat, dans l’attente d’être dépaysée. Je suis en voyage après tout, un peu d’exotisme.

Le soleil de janvier entre par la vitrine et se répercute sur la table au vernis écaillé. Il me fait mal aux yeux. Quand je les ferme, je vois l’intérieur de ma paupière, tout est rose. Voir la vie en rose, c’est avoir les yeux fermés. Ne pas regarder les choses en face, c’était notre façon de croire au bonheur, toi et moi. Les lettres du mot « restaurant » gravées dans la fenêtre crachent leur ombre inversée devant moi, sans le dernier « a » – un espace à remplir. C’est là que je mettrai mon assiette quand la serveuse me l’amènera. Ça me rend soudainement heureuse. D’avoir pris une décision, de savoir que je pourrai la tenir. Peut-être pas heureuse, mais comblée, comme ce vide. À la place du « a », il y aura mon assiette. Cette solution ne peut être que temporaire, j’en trouverai une meilleure plus tard. Ne me reste plus que ça à faire, te remplacer, de toute façon.

Sylvie, c’est écrit sur une petite plaquette de plastique qu’elle porte du côté du cœur, m’apporte mon plat. J’ai faim, je n’ose pas prendre la première bouchée, de peur de tout engloutir sans rien savourer. Il y a longtemps que je n’avais pas mangé avec autant d’appétit. Paraît qu’il vient en mangeant. Est-ce que la vie vient en vivant, elle? J’ai tellement eu l’impression souvent de passer à côté, mais comment ce serait possible au fond, on est toujours en plein dedans. Je mange un repas fade dans un restaurant sans étoile d’un quartier ouvrier et tout est clair.

J’ai tout avalé, ma faim demeure. Ou peut-être que je confonds l’appétit et l’absence. Ce que je préférais entre toi et moi, c’était les matins. Le réveil qui sonnait à cinq heures, le son feutré de tes pantoufles sur le prélart, le bruit de la nourriture du chat versée dans le bol de céramique, l’odeur du café que tu te préparais pour la route; le cliquettement des clés que tu récupérais dans l’assiette sur la table d’entrée, la porte qui se refermait. Ton silence. Il me restait deux heures à dormir, mais je les passais à t’aimer toute seule. Voilà comment on se retrouve devant une assiette blanche et vide à chercher son reflet. Sylvie dépose l’addition sur la table et me verse un réchaud de café.


Une clochette carillonne quand la porte du restaurant s’ouvre, signe que des gens entrent et sortent. Au son, on ne saurait dire dans quel sens ils vont. De toute façon, revenir ou s’en aller, on quitte toujours quelqu’un.

Le combiné du téléphone public dans l’entrée pendouille au bout de son fil. J’écoute, il n’y a personne au bout. Je raccroche. Parfois, il faut partir. On ne laisse pas d’explication et on s’en va, sinon on meurt. Quelqu’un finit par passer derrière, pour ramasser ce qu’on n’a pas eu le temps de remettre à sa place.

Je sors.

24 juin 2009

Guide du parfait petit désastre – PART I

Il y a deux semaines, Nate est venu à Montréal pour des raisons d’affaire. On en a évidemment profité pour se revoir. Le temps passé ensemble à New York avait été fantastique – intensité, sexe et bon vin –, on a donc voulu reproduire la chose en sol québécois. Mais c’était un peu naïf de notre part. On aurait dû se rappeler que chaque fois qu’on essaie de faire revivre le passé, on ne réussit que très rarement à en égaler la perfection. Ce qu’on parvient à récréer n’est généralement qu’une pâle copie du bonheur de jadis.

On était censé se voir dès son premier soir à Montréal. Il m’avait dit qu’un client venait le chercher à l’aéroport, qu’il prenait l’apéro avec lui et qu’après il m’appellerait pour qu’on soupe ensemble et etcetera, etcetera. À neuf heures du soir, je n’avais toujours pas eu de nouvelles de lui. J’ai donc tenté d’appeler sur son cellulaire, mais sans succès. J’étais furax. Dix heures, toujours pas de téléphone. Me faire poser un lapin est probablement la chose que je déteste le plus au monde. Je savais pertinemment que même si Nate finissait par m’appeler ce soir-là, je n’allais pas être d’humeur à le voir et que j’aurais seulement envie de lui foutre une raclée. Dans un grand élan de sagesse, j’ai donc débranché la ligne téléphonique et je suis allée me coucher, avec du gros rock sale sur les oreilles. Moi, la colère, ça m’endort. Après cinq minutes je ronflais.

Le lendemain matin, j’avais moi-même rendez-vous avec un client pour un contrat de rédaction. Je me suis levée dans un drôle d’état, légèrement à côté de mes pompes. Ensuite, je rejoignais une amie pour le lunch. La pauvre a dû subir ma face de bœuf et mon chialage pendant deux heures. Je pense malgré tout l’avoir divertie; la colère m’endort, mais elle me fait aussi dire beaucoup de niaiseries. Je suis convaincue que c’est grâce à l’ironie que je n’ai pas commis de meurtre encore. Sans cette soupape d’évacuation, dans les dernières années, beaucoup d’hommes se seraient retrouvés pu de couilles ou pu de tête – ça revient un peu au même.

Je suis rentrée chez moi vers 16h00 : j’avais un courriel de Monsieur Nate. Il m’expliquait qu’il avait sottement oublié son cellulaire chez lui et que c’est pour cette raison qu’il ne m’avait pas appelée, puisque mon numéro était enregistré dans son petit engin. Il aurait aimé m’envoyer un courriel avant, mais la connexion Internet à l’hôtel ne fonctionnait pas. Bref, il n’avait que de bonnes raisons. Je déteste quand les gens ont des bonnes raisons, ça rend ma colère futile et je suis obligée de leur pardonner. Le pardon, ça fait chier.

Nate m’avait laissé son numéro à l’hôtel; je l’ai appelé, incapable d’avoir l’air un minimum fâchée. J’avais trop hâte de l’avoir nu dans mon lit pour perdre mon temps à faire la baboune. Or, je ne savais pas encore que j’étais loin de la coupe aux lèvres et de ses lèvres sur les miennes. On allait avoir plusieurs autres obstacles à franchir avant de goûter au fruit défendu ensemble. Bref, pour ceux qui espéraient que ce billet finisse par une histoire de cul torride avec plein de belles descriptions graphiques de nos ébats, je vous avertis tout de suite, vous allez être déçus. Vous pouvez arrêter de lire maintenant. Pour les autres qui ne pensent pas juste à ça, les fesses et toutes ces cochonneries, vous pouvez poursuivre.

Vingt-quatre heures plus tard que prévu, Nate et moi nous sommes donc retrouvés dans un resto pas chic du tout du Plateau Mont-Royal. On a commandé l’apéro, siroté goulûment nos verres, en se faisant les yeux doux de manière tout aussi goulue, et en se frottant subtilement les pieds sous la table. On puait le sexe. Et ça a tout l’air que ça dérangeait la vieille mémé à côté de nous. Je ne saurais pas dire exactement ce qui la troublait tant que ça, on n’était pas tout nu sur la table quand même, à quatre pattes en train de faire des démonstrations de Kamasutra, bordel : on buvait un Cosmopolitan en se regardant dans le noir de la pupille et en emmêlant tendrement nos mollets ensemble. Mais bon, paraît que c’était déjà trop pour elle; elle soupirait et se plaignait lourdement à son compagnon que les jeunes de nos jours ne savaient pas se tenir en public. Évidemment, Nate ne comprenait pas ce que la mémé racontait, toute francophone qu’elle était. Y’avait que moi, donc, qui pouvait fulminer et la détester – et je la détestais pour deux. Secouée par un désir de vengeance propre, j’ai malencontreusement fait tomber mon verre d’eau dans sa direction. La pauvre était toute imbibée de ma haine humide. Honnn. J’avais presque envie de m’excuser. Elle a finalement demandé à être changée de place. Bon débarras.

Maintenant que mon ennemie était éliminée, j’allais pouvoir tranquillement profiter de ma soirée. Du moins, c’est ce que je croyais. Ce que je peux être crédule parfois. La suite des choses est assez simple à résumer : le repas était infect et le service minable. On a commandé du vin pour accompagner nos mets, mais celui-ci ne s’est jamais pointé le bout du bouchon de liège à notre table. On a donc mangé à sec, et c’est doublement le cas de le dire, nos assiettes froides et sans saveur : mes pâtes aux fruits de mer me donnaient l’impression d’avoir passé la journée au complet sur le chauffe-plat de la cuisine et le steak saignant de Nate était tellement cuit que sa couleur grise rappelait vaguement la teinte de cheveux de la mémé précédemment assise près de nous. Après me faire poser un lapin, il y a une chose au monde que je déteste par-dessus tout : me faire gâcher un repas. Ça me met dans une rogne pas possible. Mais bon, j’ai contenu ma rage cette fois. Faut savoir choisir ses combats. J’ai simplement proposé qu’on aille prendre le dessert chez moi. Proposition acceptée.

On a marché jusqu’à mon appart, histoire de faire descendre ce repas qui, malgré le fait qu’il n’était absolument pas copieux, nous avait alourdi la panse solidement. Cette portion de la soirée s’est déroulée sans anicroche. On a déambulé bras dessus, bras dessous, d’un pas léger et presque amoureux. J’ai bien dit presque.

Parce que c’est exactement là que ça se gâte : le moment où on a abordé la « question amoureuse ». J’ignore en fait comment s’est venu sur le sujet; je n’avais pour ma part pas du tout l’intention de parler de notre avenir conjugal, simplement parce que je n’en envisageais aucun, mais semble-t-il que Nate voyait la chose fort différemment.

Comment exactement percevait-il la chose? C’est ce que vous saurez au prochain épisode! Je sais, je vous fais souffrir en arrêtant ici mon récit, mais vous me connaissez, j’aime ça étirer la sauce!

En attendant, on va jouer à un petit jeu, voulez-vous? Je vous invite, chers lecteurs, à essayer d’imaginer la suite de cette soirée qui a si mal débuté. J’ai envie de voir comment vous pensez que tout cela va se terminer. Qu’est-ce que Nate m’a dit exactement? Quelle aventure bizarroïde nous est-il arrivée rendus chez moi? Me suis-je une fois de plus mis les pieds dans les plats et dans la bouche?! Moi je connais la réponse à toutes ces questions, mais avant de vous les donner toutes crues dans le bec, ça m’amuse de vous faire forcer la cocologie un peu…

Les paris sont donc ouverts.

16 juin 2009

VOYAGER LÉGER

Ok, ok, ce n'est pas la suite des potins croustillants, mais c'est une preuve que mon roman avance bien, donc vous devriez être contents!


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VOYAGER LÉGER

À côté de moi, une dame lit un journal en espagnol. Ce n’est qu’en voyant ses mains aussi ridées qu’une peau de nouveau-né tourner une page que je réalise qu’elle n’est plus très jeune. Son visage est si lumineux, ses cheveux lisses, son sourire comme figé là, dans le temps qui ne passe plus pour elle, on ne croirait pas avoir à faire à une personne âgée. Mais les mains ne mentent jamais. Elles tremblent un peu. J’espère que lorsque j’aurai l’âge de cette dame, je continuerai de voyager, moi aussi. Que même si mes mains tremblent, je n’aurai jamais peur de m’embarquer pour l’inconnu.

Grand-maman disait toujours les voyages forment la jeunesse. Elle, elle a dû être vieille toute sa vie, car elle n’a jamais vraiment mis les pieds en dehors de sa petite ville. Son voyage de noces, elle l’a passé dans une chambre d’hôpital, à accoucher de mon père. C’était mal vu de tomber enceinte sans être mariée, à l’époque. C’est probablement mal vu de partir à l’autre bout du monde quelques jours après s’être fait avorter, de nos jours.

Une fois, pour l’école, je devais faire une recherche sur les tornades et j’avais apporté plein de livres à la maison pour compléter ma préparation. La veille de mon exposé, grand-maman était venue souper à la maison. On avait mangé du pâté à la viande et j’avais décrété arbitrairement ce soir-là que je n’aimais pas les petits pois. Après le repas, j’avais pratiqué ma présentation devant grand-maman, qui l’avait évidemment trouvée excellente. Lorsque j’ai ramené les documents à la bibliothèque, la dame au comptoir m’a réprimandée, sous prétexte que j’avais découpé des images à l’intérieur, et que ça ne se faisait tout simplement pas, et que je devrais être punie, et que je n’aimerais pas qu’on brise mes biens alors il ne fallait pas que je brise ceux des autres. J’ai eu beau m’objecter, j’étais coupable aux yeux de tous et j’ai dû recopier mille fois dans un cahier le septième commandement – Le bien d'autrui tu ne prendras, ni retiendras injustement.

De son vivant, quand on demandait à grand-maman pourquoi elle ne se payait pas une petite croisière quelque part, elle répondait immanquablement Ça ne m’intéresse pas, je suis bien ici. Quand elle est morte, je suis allée avec Papa faire le ménage de ces vieilles choses empoussiérées auxquelles elle accordait tant d’importance. Dans une boîte à biscuits en métal datant d’avant ma naissance, j’ai retrouvé des photos de tornades ravageant l’horizon du Midwest américain. Elle répondait ça ne m’intéresse pas parce qu’on lui avait appris qu’une femme honnête faisait toujours passer les désirs des autres avant les siens. En pensées, désirs veilleras à rester pur entièrement.

J’aurais dû m’en douter, que c’était elle, qui avait découpé les images. Mais on n’accuse pas sa grand-mère d’un crime que logiquement on doit avoir commis. Dans ses yeux, plus tard, je l’ai vu. La lueur de déception jalouse l’a trahie, quand je lui ai annoncé que je partais étudier la photographie à l’étranger pendant quelques mois – Ah! La chance que vous avez. Moi, dans mon temps, on ne pouvait pas se déplacer aussi facilement. Dans son temps : elle ne se rendait pas compte que le temps présent lui appartenait aussi, que ce n’était pas seulement le nôtre. Elle appelait les avions les oiseaux de métal. Elle est morte sans jamais en avoir pris un.


Mon espagnol est rudimentaire, mais je suis quand même parvenue à comprendre que ma voisine s’en retournait chez elle, dans son pays natal, pour retrouver sa famille, qu’elle n’a pas vue depuis sept ans. Ce sera de grandes retrouvailles, il y aura un festin, de la musique toute la nuit, des accolades interminables. Moi, quand j’arriverai à destination, je hélerai un taxi et je demanderai qu’on m’amène à un hôtel abordable du centre-ville. Personne ne me proposera de transporter ma valise. C’est ce qui arrive, quand on choisit de voyager léger.

14 juin 2009

QUI DORT DÎNE

Je reviens bientôt vous raconter la suite de mes péripéties avec Nate-le-New-Yorkais, promis juré craché. En attendant, un autre extrait de mon roman. Il ne me reste environ que 3000 mots à écrire, soit un dixième de la chose; ça avance bien! La première version sera peut-être terminée pour la fin juin, comme je l'espérais... Il est bon de parfois respecter les promesses qu'on s'était faites...


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QUI DORT DÎNE

Ceux qui croient que voyager est une vacance n’ont jamais véritablement mis les pieds à l’extérieur de chez-eux. Le monde n’est pas une vacance : il vous force à être vous, vous et rien d’autre, à chaque coin de rue que vous tournez. Cela épuise à la fin.

Je suis fatiguée, mais ce n’est plus la même fatigue qu’avant. Elle ressemble étrangement au vide qui m’emplissait l’estomac, après cette fois où j’avais été terriblement malade – soixante-douze heures à ne pouvoir rien garder à l’intérieur. Le lendemain, j’étais épuisée, mais de la lassitude du survivant. Je n’avais plus rien dans le ventre, à peine quelques restes de courage. Tout était redevenu possible; l’inutile évacué, l’espace était de nouveau prêt à accueillir ce qui voulait bien venir à lui.

En dedans, ça sonnait écho. Je pouvais recommencer à zéro.

Des borborygmes affamés m’avaient réveillée. Je m’étais levée, j’avais couru à la cuisine, et m’étais servi un énorme bol de céréales – celles trop sucrées que j’aimais manger quand j’étais enfant et que seul Papa acceptait d’acheter au supermarché. Je m’étais pris une deuxième portion. Puis j’avais fini par engouffrer la boîte au complet. Je m’étais assoupie sur le canapé, devant des reprises de vieux dessins animés, vidée de m’être trop remplie – le sommeil comme la seule force qui permet de rétablir l’équilibre. Aujourd’hui, c’est de ce genre de sommeil dont j’aurais besoin, mais je n’ai nulle part où poser ma valise.

Il y a peu de lieu où le voyageur peut se reposer en paix. Un voyageur, ça ne s’arrête pas, un voyageur ça voyage, ça ne fait rien d’autre, surtout pas prendre une pause. Ses journées commencent tôt et elles ne finissent jamais. Depuis que je suis partie, j’ai l’impression d’être constamment réveillée. Même au plus profond du sommeil, même quand je rêve, je demeure consciente des heures qui passent. Une étrange lucidité, comme j’assistais à tous les événements à partir de l’extérieur. Je suis restée à l’intérieur des limites de ma propre ville et sortie de celles de mon corps. Le voyage ne nous mène pas toujours là où l’on pensait.

Mes yeux ferment tout seul et mes genoux tremblent. Je suis entrée dans un café vide, m’asseoir un peu, faire semblant de lire le journal. L’espresso n’arrive pas à me réveiller. Entre deux gorgées je cogne un clou et entre deux clous j’ai pensé à maman. Quand j’étais jeune, si je me plaignais d’avoir faim juste avant l’heure du coucher, elle me répondait toujours qui dort dîne. Pendant que tu dormiras, tu ne ressentiras plus la faim. J’allais me mettre sous les couvertures, elle me bordait, cinq minutes plus tard je dormais et je n’avais effectivement plus faim. Plus tard j’ai appris le vrai sens de l’expression qui dort dîne – ce qui était écrit à l’entrée des auberges où ceux qui prenaient une chambre pour la nuit devaient dîner sur place. J’ai préféré continuer de croire que Maman avait raison, autrement j’aurais dû revoir toutes mes certitudes d’enfant et je ne pense pas que j’y aurais survécu.

Si le dicton avait plutôt été qui dîne dort, peut-être aurais-je eu le droit de m’étendre là, sur cette table, sans me soucier de ceux que mon sommeil pourrait déranger.

Je donnerais tout ce qu’il me reste d’argent de poche pour qu’on me laisse dormir, seulement une heure, seulement une petite heure. Mais le voyageur n’est pas chez lui alors le voyageur ne dort pas. Il ne prend de répit que pour aller aux toilettes – mais il ne les trouve jamais, ou elles sont réservées aux clients, ou complètement insalubres, alors il se retient. S’il a le malheur de s’endormir durant le trajet d’autobus, le cou cassé, la bouche ouverte, les jambes étirées dans l’allée, on le dévisagera avec mépris. Pourquoi dormir en public est-il si honteux? J’imagine que c’est une question de fragilité – la nôtre, que nous rappelle trop crument l’individu vulnérable, complètement abandonné au sommeil.

Après une visite de musée, un repas sur le pouce debout au comptoir, un détour par cette fameuse petite boutique qu’il fallait absolument voir, tant qu’à être dans le coin, au beau milieu de l’après-midi, déjà exténué même si le soleil est à son plus haut, le voyageur voudrait bien somnoler un peu, mais on l’en empêchera toujours. On lui interdit même l’accès à sa chambre, entre onze et trois heures, parce qu’il faut tout nettoyer.

Les cinémas sont un des rares endroits où on peut fermer les yeux quelques secondes sans se le faire reprocher. Il fait noir, il fait frais, les bancs sont confortables et le bruit des bouches qui mastiquent le maïs soufflé a quelque chose de tranquillisant. Suffit seulement de se réveiller avant que le concierge ne vienne faire sa tournée pour ramasser les sacs de maïs renversés sur le sol et les parapluies oubliés – le bruit des espadrilles qui collent sur le plancher vernis par les flaques de boisson gazeuse séchées.

Hier je me suis fait surprendre; la projection était terminée depuis un bon quinze minutes et je ronflais comme le moteur de la vieille voiture-bateau de Papa. Le commis et sa moustache de garçon de quinze ans m’ont fait les gros yeux. Il s’appelait Gaétan, avait vraisemblablement plus de quinze ans, probablement même plus du double, et sur son t-shirt bleu poudre, il était écrit « Comment puis-je vous aider? » Gaétan ne pouvait pas grand-chose pour moi, je suis partie en m’excusant. Il s’est contenté de soupirer. Les voyageurs ne se reposent jamais, mais il y a des gens qui ont une existence si monotone qu’ils ne savent même plus de quoi ils sont censés se reposer le soir venu.


En sortant du cinéma, j’ai réalisé que notre vie ne me manquait pas.

08 juin 2009

Un vieux texte tout neuf

Aujourd'hui, je vous shoote un texte que j'ai écrit il y a déjà longtemps. Ce qui est troublant, c'est que ce qu'il dit est d'une actualité assez déconcertante...

Je sais, vous attendez la suite de mon histoire avec Nate avec impatience, mais je n'ai pas le temps de vous la raconter dans le détail en ce moment, trop de choses se passent, et je ne veux pas simplement vous donner les grandes lignes point par point. Cependant, dites-vous que cette petite saynète de théâtre pourrait être considérée comme représentative de la tournure des événements...

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Sur la scène, un homme et une femme. Dans une promiscuité assez déconcertante. L’intimité qui se dégage d’eux, de leur présence, doit créer le malaise, le sentiment chez le public d’être voyeur. Elle parle à quelques centimètres à peine de la bouche de l’homme. On croirait qu’ils sont sur le bord de s’embrasser. Mais non, ils ne le feront pas.



LA FEMME
Je l’ai fait parce que tu me l’as demandé.

Silence. L’homme ne dit rien.


LA FEMME
Je sais, tu n’as rien dit, mais je le sentais, que c’est ça que tu voulais, que c’est ça que tu souhaitais, mais que tu n’osais tout simplement pas le demander.

L’homme ne dit toujours rien.

LA FEMME
Je suis prête à t’attendre, tu le sais. Le temps qu’il faut. Même si le temps qu’il faut, c’est toute la vie. Je m’en fous. Je n’ai pas besoin qu’on soit ensemble pour être avec toi. On est ensemble tout le temps, toujours, même quand on ne l’est pas, surtout quand on ne peut pas se voir. C’est quand tu n’es pas là, à côté de moi, que je te sens le plus, que je peux te toucher le mieux. Quand tu n’es pas là, tu es ici, (elle met la main sur sa poitrine), et là, c’est un endroit où on ne meurt jamais. Je n’ai pas besoin qu’on soit ensemble pour être avec toi. Je ne veux pas qu’on soit ensemble, car les gens ensemble, ça finit toujours par s’effriter, ça se dit je t’aime et ça n’y croit plus, à la longue, les gens ensemble, c’est comme ça, ils n’y peuvent rien, ils sont cons, ils se disent «on est ensemble de toute façon», alors ils n’essaient jamais de se le prouver, de se le rappeler, du pourquoi ils sont là à aimer l’autre et pas ailleurs en train de faire autre chose. Mais avec toi, c’est ça qui est merveilleux, je fais toujours autre chose, je suis toujours ailleurs, car c’est en étant partout sauf avec toi que nous nous appartenons le plus. S’aimer en se manquant, vraiment, ils devraient tous l’essayer.

L’homme demeure muet.

LA FEMME
Je vais être patiente, je te promets. Je vais savoir comment. Patiente, tout le temps. Y’a rien de mieux. Tu sais, quand on dit qu’on a hâte, au fond, c’est au moment où on le dit qu’on est le plus heureux, c’est pas quand la chose qu’on est empressé de voir se réaliser se concrétise enfin. L’extase est dans l’attente. Dans l’incertitude, on n’est jamais sûr, non, que ça va se produire, pour de vrai. Et c’est parce qu’on est convaincu de rien qu’on jubile, on exalte, on prend notre pied. Parce que le vent peut toujours tourner et que c’est possible que rien de tout ce qu’on a toujours espéré voir arriver ne…

Tu vois, tu pensais que j’allais finir ma phrase, tu espérais que j’aboutisse enfin, mais je le ferai pas, pour que tu continues d’attendre, pour que tu continues d’être heureux. L’extase est dans l’attente.

Ça ne me dérange pas, qu’on ne soit jamais ensemble, pour de bon, parce que dans l’absolu, on l’est sans cesse, toi et moi, en amour. L’absolu, c’est un bel endroit pour s’aimer, tu trouves pas?