14 juin 2009

QUI DORT DÎNE

Je reviens bientôt vous raconter la suite de mes péripéties avec Nate-le-New-Yorkais, promis juré craché. En attendant, un autre extrait de mon roman. Il ne me reste environ que 3000 mots à écrire, soit un dixième de la chose; ça avance bien! La première version sera peut-être terminée pour la fin juin, comme je l'espérais... Il est bon de parfois respecter les promesses qu'on s'était faites...


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QUI DORT DÎNE

Ceux qui croient que voyager est une vacance n’ont jamais véritablement mis les pieds à l’extérieur de chez-eux. Le monde n’est pas une vacance : il vous force à être vous, vous et rien d’autre, à chaque coin de rue que vous tournez. Cela épuise à la fin.

Je suis fatiguée, mais ce n’est plus la même fatigue qu’avant. Elle ressemble étrangement au vide qui m’emplissait l’estomac, après cette fois où j’avais été terriblement malade – soixante-douze heures à ne pouvoir rien garder à l’intérieur. Le lendemain, j’étais épuisée, mais de la lassitude du survivant. Je n’avais plus rien dans le ventre, à peine quelques restes de courage. Tout était redevenu possible; l’inutile évacué, l’espace était de nouveau prêt à accueillir ce qui voulait bien venir à lui.

En dedans, ça sonnait écho. Je pouvais recommencer à zéro.

Des borborygmes affamés m’avaient réveillée. Je m’étais levée, j’avais couru à la cuisine, et m’étais servi un énorme bol de céréales – celles trop sucrées que j’aimais manger quand j’étais enfant et que seul Papa acceptait d’acheter au supermarché. Je m’étais pris une deuxième portion. Puis j’avais fini par engouffrer la boîte au complet. Je m’étais assoupie sur le canapé, devant des reprises de vieux dessins animés, vidée de m’être trop remplie – le sommeil comme la seule force qui permet de rétablir l’équilibre. Aujourd’hui, c’est de ce genre de sommeil dont j’aurais besoin, mais je n’ai nulle part où poser ma valise.

Il y a peu de lieu où le voyageur peut se reposer en paix. Un voyageur, ça ne s’arrête pas, un voyageur ça voyage, ça ne fait rien d’autre, surtout pas prendre une pause. Ses journées commencent tôt et elles ne finissent jamais. Depuis que je suis partie, j’ai l’impression d’être constamment réveillée. Même au plus profond du sommeil, même quand je rêve, je demeure consciente des heures qui passent. Une étrange lucidité, comme j’assistais à tous les événements à partir de l’extérieur. Je suis restée à l’intérieur des limites de ma propre ville et sortie de celles de mon corps. Le voyage ne nous mène pas toujours là où l’on pensait.

Mes yeux ferment tout seul et mes genoux tremblent. Je suis entrée dans un café vide, m’asseoir un peu, faire semblant de lire le journal. L’espresso n’arrive pas à me réveiller. Entre deux gorgées je cogne un clou et entre deux clous j’ai pensé à maman. Quand j’étais jeune, si je me plaignais d’avoir faim juste avant l’heure du coucher, elle me répondait toujours qui dort dîne. Pendant que tu dormiras, tu ne ressentiras plus la faim. J’allais me mettre sous les couvertures, elle me bordait, cinq minutes plus tard je dormais et je n’avais effectivement plus faim. Plus tard j’ai appris le vrai sens de l’expression qui dort dîne – ce qui était écrit à l’entrée des auberges où ceux qui prenaient une chambre pour la nuit devaient dîner sur place. J’ai préféré continuer de croire que Maman avait raison, autrement j’aurais dû revoir toutes mes certitudes d’enfant et je ne pense pas que j’y aurais survécu.

Si le dicton avait plutôt été qui dîne dort, peut-être aurais-je eu le droit de m’étendre là, sur cette table, sans me soucier de ceux que mon sommeil pourrait déranger.

Je donnerais tout ce qu’il me reste d’argent de poche pour qu’on me laisse dormir, seulement une heure, seulement une petite heure. Mais le voyageur n’est pas chez lui alors le voyageur ne dort pas. Il ne prend de répit que pour aller aux toilettes – mais il ne les trouve jamais, ou elles sont réservées aux clients, ou complètement insalubres, alors il se retient. S’il a le malheur de s’endormir durant le trajet d’autobus, le cou cassé, la bouche ouverte, les jambes étirées dans l’allée, on le dévisagera avec mépris. Pourquoi dormir en public est-il si honteux? J’imagine que c’est une question de fragilité – la nôtre, que nous rappelle trop crument l’individu vulnérable, complètement abandonné au sommeil.

Après une visite de musée, un repas sur le pouce debout au comptoir, un détour par cette fameuse petite boutique qu’il fallait absolument voir, tant qu’à être dans le coin, au beau milieu de l’après-midi, déjà exténué même si le soleil est à son plus haut, le voyageur voudrait bien somnoler un peu, mais on l’en empêchera toujours. On lui interdit même l’accès à sa chambre, entre onze et trois heures, parce qu’il faut tout nettoyer.

Les cinémas sont un des rares endroits où on peut fermer les yeux quelques secondes sans se le faire reprocher. Il fait noir, il fait frais, les bancs sont confortables et le bruit des bouches qui mastiquent le maïs soufflé a quelque chose de tranquillisant. Suffit seulement de se réveiller avant que le concierge ne vienne faire sa tournée pour ramasser les sacs de maïs renversés sur le sol et les parapluies oubliés – le bruit des espadrilles qui collent sur le plancher vernis par les flaques de boisson gazeuse séchées.

Hier je me suis fait surprendre; la projection était terminée depuis un bon quinze minutes et je ronflais comme le moteur de la vieille voiture-bateau de Papa. Le commis et sa moustache de garçon de quinze ans m’ont fait les gros yeux. Il s’appelait Gaétan, avait vraisemblablement plus de quinze ans, probablement même plus du double, et sur son t-shirt bleu poudre, il était écrit « Comment puis-je vous aider? » Gaétan ne pouvait pas grand-chose pour moi, je suis partie en m’excusant. Il s’est contenté de soupirer. Les voyageurs ne se reposent jamais, mais il y a des gens qui ont une existence si monotone qu’ils ne savent même plus de quoi ils sont censés se reposer le soir venu.


En sortant du cinéma, j’ai réalisé que notre vie ne me manquait pas.

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