24 septembre 2007

Avant l’automne, suite…



Je n’avais jamais connu la perte d’un être si proche de moi auparavant. J’aurai eu beau dire et répéter que ma mère ne me comprenait pas, qu’elle était tout ce qu’il y avait de plus contraire à moi, elle était ma mère. Et une mère, ce n’est pas fait pour mourir; c’est fait pour donner la vie. Qui oserait donc la lui reprendre? Quelqu’un de si proche… Contraire à moi, mais l’existence d’une chose n’est-elle pas prouvée par le fait que son contraire existe aussi?

Mes quatre grands-parents sont encore vivants; le seul deuil que j’ai eu à vivre, ce fut à huit ans, quand mon arrière-grand-mère de quatre-vingt-douze ans est morte. Ah, et puis, quand mon arrière-grand-père est mort, deux ou trois ans après cela. Quelqu’un de si proche? Jamais, non.

Et j’ai toujours pensé que le jour où cela allait m’arriver, je ne saurais absolument pas comment réagir. Que j’allais tout simplement y passer, à mon tour, que je ne pourrais pas survivre à ce genre de douleur. De vide. Comment continuer de vivre quand le lieu, l’endroit originel, celui d’où tu viens et où tu as si souvent souhaité retourner n’existe tout simplement plus? Chaque fois que je m’imaginais une telle situation se produire – la mort de mon père ou de ma mère, pire que tout – je me disais que le plus grand problème dans tout cela, c’est que je ne serais jamais capable de me tuer moi-même et qu’à cause de cela, je serais obligée de continuer. De continuer de vivre, même si le lieu d’où je venais et où j’avais si souvent souhaité retourner n’existait plus. Je regrette parfois de ne pas être du type suicidaire.

-        Ne dis pas ça!

La voix qui venait de parler était celle de François. Je croyais m’être tenue ce discours en silence, pour moi-même – petit monologue intérieur – mais semble-t-il, encore une fois, que ma tête avait réfléchi plus fort que je ne le croyais. Et je n’avais pas su trouver meilleur confident que François.
Au début, je me suis bien demandé ce qu’il faisait là. Comment avait-il su pour ma mère? Par la suite, je me suis dit qu’il avait du culot de se pointer aux funérailles de ma pauvre, pauvre maman, et puis j’ai réalisé que le fait qu’il ait couché avec ma meilleure amie il y a de cela environ cinq mois n’avait rien à voir avec ma défunte mère et que la propension à l’adultère n’empêchait pas nécessairement un homme d’éprouver de la sympathie.

Je me suis donc retenue de le gifler lorsqu’il est venu m’offrir ses condoléances.

Plutôt que de le frapper, je suis tombée en sanglot dans ses bras. Il m’a amenée dans une pièce à part, et c’est là que je me suis mise à lui balancer mon baratin sur mon incapacité à gérer la mort, en l’occurrence celle de ma mère.

-        Ne dis pas ça!
-        Pourquoi pas?!
-        Tu ne voudrais pas être suicidaire. C’est déprimant être suicidaire et je trouve que tu es déjà assez déprimée comme ça!
-        Ah! T’es con.
-        Je sais. Mais au moins je te fais rire. Un zéro pour moi.
-        Contre qui tu joues?
-        Tous les autres.
-        François against the rest of the world, c’est ça?
-        Ils n’ont aucune chance, pas vrai?!

C’est vrai qu’il me faisait rire. Alors je l’ai laissé dire des niaiseries pendant une bonne dizaine de minutes. Ses blagues cyniques valaient beaucoup mieux que tous les faux élans de compassion que ces centaines d’inconnus étaient venus me témoigner. J’ignorais que ma mère connaissait autant de gens. J’imagine que c’est moi qui la connaissais plutôt mal.

-        Est-ce que toi et Magalie avez recouché ensemble?
-        Euh… tu veux dire, depuis la fois où tu nous a surpris chez elle?
-        Oui. À moins que tu aies en tête une autre fois dont je n’étais pas au courant. Déjà, ça répondrait en partie à ma question!
-        Non. Ç’a été la seule fois.
-        Oh.
-        Mais j’imagine que tu me pardonneras pas plus parce que je t’ai dit ça.
-        Effectivement, ça change pas grand-chose au fait que je trouve que tu es un con. Pas tant parce que tu m’as trompée que parce que tu n’as pas essayé plus fort que ça de me ravoir après.
-        Ben là! Tu t’attendais à quoi? Que je t’envoie des fleurs tous les jours pendant trois mois, jusqu’à temps que tu te décides enfin de peut-être me donner une deuxième chance? Que je monte les marches de l’Oratoire St-Joseph sur les genoux tous les dimanches pour prier Dieu qu’il te ramène à moi?
-        T’as raison. De toute façon. C’est pas vraiment le temps de parler de tout ça. Je suis encore sous le choc en ce moment et le stress post-traumatique pourrait me faire poser des gestes regrettables si jamais la conversation s’envenimait!
-        Si t’as envie de me tuer, effectivement, c’est le meilleur moment pour le faire, on est déjà dans un salon funéraire. Laisse-moi juste aller prendre mes arrangements avec le directeur d’la place, je n’ai pas de testament encore… Je reviens, ok?
-        Pff! T’es vraiment, vraiment con!
-        Deux zéro. T’as encore ri.
-        T’es con pis j’sais pas pourquoi, mais j’suis contente de te voir.
Le fait que François soit là, c’était un peu comme une preuve que le passé n’était pas complètement révolu, que ma mère avait beau être morte, elle n’avait pas tout emporté avec elle; il reste encore ici des gens et des choses appartenant à l’époque d’avant qui continueront de vivre avec moi.
-        Magalie aurait voulu venir, mais son boss a refusé de lui donner son samedi pour aller aux funérailles de la mère de sa meilleure amie. Il lui a répondu qu’elle n’avait pas l’air si triste et que tant que cette mort n’affectait pas son travail, il ne voyait pas pourquoi il lui donnerait une journée de congé. Je crois qu’il aurait fallu qu’elle-même meurt pour qu’il accepte qu’elle aille aux funérailles!
-        Wow. Quel con!
-        Tu me traites de con depuis tantôt : voudrais-tu insinuer que lui et moi, on a quelque chose en commun?!
-        Ah. Ah. Non. Du tout. Vous êtes deux genres de cons tout à fait différents, t’inquiètes.
-        Merci.
-        Dis donc, c’est moi ou tu as dit «son boss a refusé de lui donner congé pour aller aux funérailles de la mère de sa meilleure amie»?
-        Je pense effectivement que j’ai dit ça. Pour?
-        Meilleure amie, hein?


François en était à essayer de m’expliquer pourquoi Magalie me considérait toujours comme sa meilleure amie, même si elle et moi, on ne s’était pas parlées depuis des mois, quand, tout à coup, je n’ai plus eu besoin d’explication. J’ai compris.

Magalie est entrée dans le salon funéraire avec en main une rose blanche. Une toute petite rose blanche. Elle et sa rose affichaient le même air timide et complètement ahuri. Elles semblaient toutes deux avoir peur qu’on les écrase du pied.

-        Magalie?
-        Oh. Sophie. Je…
-        François vient tout juste de me dire que tu ne pouvais pas venir parce que ton boss n’avait pas…
-        Mon boss? Quel boss? Ah! Tu veux dire le trou-de-cul qui me disait quoi faire tout en prenant bien soin de ne jamais me donner un coup de main quand j’étais dans le jus au café? Lui? Ce n’est plus mon boss. Il ne le sait pas encore, mais j’imagine qu’il va s’en rendre compte assez vite lorsqu’il s’apercevra que personne n’a ouvert le resto ce matin!
-        Euh. T’as pas laissé ta job pour venir aux funérailles de ma mère toujours?
-        Même si  j’suis prête à bien des choses pour que toi et moi on redevienne amie, mais pas à laisser ma job quand même. Je l’ai laissée parce que cet enfouaré de merde me faisait vraiment trop chier, c’est tout!

C’était alors un zéro pour Magalie aussi.

***

Je n’ai pas revu François et Magalie depuis les funérailles. J’avais eu envie d’aller à la tombe de Maman accompagnée de François, mais j’y suis allée seule finalement.

 Debout devant la pierre tombale de Maman, j’ai réfléchi à tout ça. Me suis demandé si j’avais vraiment envie de les reprendre dans ma vie, François et Magalie. Et puis j’ai réalisé que si je n’en avais pas envie, à tout le moins, j’en avais de besoin. Besoin d’avoir des amis de nouveaux. Parce qu’en y pensant bien, ça fait beaucoup trop longtemps que je suis seule, n’ayant pour seule activité que la méditation autour du fait que… je suis seule. D’accord, il y a eu Louis, et Louis est toujours là, mais un peu trop loin à mon goût. Et puis il y a moi, moi, qui suis là, encore, à me regarder dans le miroir, mais je ne suis pas certaine que cela soit suffisant dorénavant.

20 septembre 2007

Avant l’automne – première partie


Dormir est une façon de mourir ou tout au moins de mourir
à la réalité, mieux encore, c’est la mort de la réalité
.
– Salvador Dali



Parfois, les jours sont des années. Les dix derniers, ceux qui viennent de passer, si vite et si lentement à la fois, voilà ce qu’ils étaient, les jours, en vrai : des éternités qui s’étirent. Au cours de cette semaine et demie qui appartient maintenant au passé, j’ai le sentiment d’avoir vécu plus d’événements et de sentiments qu’en vingt-quatre ans. Parfois, les semaines sont des condensés d’existence. Du pire et du meilleur concentré au maximum. Aucun silence pour venir diluer tout ça, aucune pause, aucun répit. Que de la vie qui continue. Et court, et court, et court. Toi aussi cours, Sophie.

Je ne crois pas que l’habitude va me rester, mais depuis sept jours, je me lève très tôt tous les matins pour aller jogger. Six heures trente, debout; six heures trente cinq, sous la douche; six heures cinquante, habillée; six heures cinquante cinq, un grand verre de jus d’orange; sept heures, j’ouvre la porte. Dehors. Je respire, enfin. L’air froid de l’aube, les restes de rosées qui s’évaporent, les particules de soleil qui flottent timidement, l’odeur de la ville qui se lève, tout ça, d’un coup, d’une inspiration, je l’engouffre dans mes poumons. J’avale la vie, je remplis mon corps de tout ce qui grouille, de tout ce qui subsiste, de tout ce qui va, et moi aussi, je pars. Go.

Je cours jusqu’au je-n’en-peux-pluisme. Je cours jusqu’au bout, au bout du monde, le monde du dedans, celui qui s’effondre. Je cours jusqu’à l’évanouissement. L’échec total, la déflagration, l’anéantissement de toute pensée. Je cours sans savoir où je vais, sans voir où je vais. Je cours les yeux fermés, ça va mieux pour retrouver la route intérieure.

Chaque matin depuis sept jours, j’emprunte le même parcours. Cette routine nouvelle, cette manière de reproduire l’identique, de faire de la route quelque chose de connue, de semblable, cela me rassure et m’installe dans un confort certain. Teinté d’oubli et d’absence, mais un confort tout de même. Je n’ai plus à me tracasser pendant ce deux heures de pas un en avant de l’autre, de marche plus rapide que soi. Je sais où je vais, même si cela ne mène nulle part puisqu’à la fin, je devrai revenir au point de départ. Et de retour à la maison, la routine se poursuit. Je reprends une douche, chaude, même si mon corps se noie déjà dans sa sueur, j’y reste jusqu’à ce que ma peau soit aussi molle que les montres de Dali, j’enfile ma robe de chambre en ratine, marche jusqu’à la chambre sur la pointe des pieds, laisse quelques traces bien mouillées derrière moi, et je me faufile sous les lourdes couvertures. Emmitouflée dans ma fatigue, exténuée de mes excès matinaux, je recouvre le sommeil pour ne me relever qu’en début d’après-midi.

Mais ce matin, encoche à ma routine, je n’ai pas été capable de me rendormir. De fuir davantage, un peu plus loin dans l’ignorance. Mes yeux refusaient de ne plus voir; chaque fois que j’ordonnais à mes paupières de se clore, le mouvement inverse se produisait. Ma rétine cherchait la lumière et ma conscience des réponses. Arrête de tout nier, merde. Elle est morte.

Maman est morte, oui. Maman est morte. Maman est morte, Maman est morte. Elle est morte, morte, morte. Morte, morte, morte, Maman, Maman, Maman. Ces deux mots ne sont pas faits pour aller ensemble, ils sont comme des aimants – un négatif, un positif – dans ma tête, dès que j’essaie de les juxtaposer, ils se repoussent mutuellement. Et moi, comme eux, comme ces mots qu’on ne peut croire, ces mots qui nous rebutent et nous renvoient d’où on vient, moi, j’envoie paître tous ceux qui essaient de me consoler. Je suis la boussole qui n’indique plus rien.

C’est pour cela que je me suis fait un itinéraire de course; je ne voudrais pas me perdre, moi dont les sens, surtout celui de l’orientation, sont complètement dysfonctionnels. Ce trajet me mène jusqu’au Parc Nature de l’Île-de-la-Visitation, qui longe la rivière des Prairies. Là, les feuilles qui commencent tranquillement à rougir, l’odeur de terre humide et le bruit furieux de l’eau me rappellent que je ne suis pas la seule à être en colère, que je vis dans un monde où les déceptions s’accumulent, les arbres perdent leur feuillage, les rivières grondent et les sols tremblent.

Pour revenir chez moi, j’utilise le sentier qui contourne le site d’enfouissement de Montréal-Nord. Ce lieu qui en d’autres temps m’inspirerait probablement le dégoût me fascine et me réconcilie avec ma situation de jeune femme endeuillée. J’ignore pourquoi, mais les vapeurs de souffre, ces effluves d’œufs pourris, ne me sont pas si désagréables. Elles appartiennent à ce décor surréaliste où les déchets s’amoncellent et les tristesses se perdent. Elles sont ce décor. Une montagne de vieux tissus, de souvenirs endommagés, de vêtements souillés, d’outils usés, d’erreurs à cacher, bien dissimulée sous d’épais centimètres de sable. Mais aucune terre, aussi noire soit-elle, ne réussirait à nous faire oublier que là, git tout ce dont l’humanité a arbitrairement décidé de se départir. Pourquoi avoir choisi de se débarrasser de cette paire de chaussures pourtant neuve? Pourquoi cette lettre déchirée et enfouie au fond d’un sac? Pourquoi ma mère au fond d’un trou? Pourquoi ma mère, enterrée comme une ordure. Parce que le ciel, c’est le dépotoir de Dieu, j’imagine. Et j’imagine, encore, que c’est pour me rapprocher de lui que je visite cet endroit. Du sommet de mon monticule d’immondices, je sens que je peux lui parler en toute confidence. Lui dire, tout bas, comme on murmurerait à l’oreille d’un géant, du bas de notre petitesse, de notre fragilité, qu’on ne croit pas en lui. Et qu’il aille se faire foutre.

Mais ce matin, je n’ai pas crié d’insanités au bonhomme dieu – minuscule volontaire –, je n’ai rien dit, rien fait, me suis contentée de m’asseoir sur un des bancs qu’ils ont emménagés dans ce sinistre parc – ils avaient réellement prévu que des gens iraient se promener là. Plutôt inquiétant, non, de savoir que je ne suis pas la seule à fréquenter les dépotoirs et à les considérer comme lieu d’évasion! – je me suis assise, voilà, et j’ai observé l’autre montagne, derrière, celle du loin, de l’horizon, celle qui protège la ville avec son sourire narquois, ses maisons cossues, ses cimetières en grève, un Oratoire accroché à son flanc. La vue qu’on a sur le Mont-Royal est assez splendide. Le soleil qui, à l’est, prend de l’essor, le colore d’un ton orangé et semble lui dire Ne bouge pas, je m’en viens te rejoindre. Et oui, une fois de plus, il finira par l’atteindre; le soleil, bien qu’essoufflé, réussira aujourd’hui, une fois de plus, à compléter sa course, sans trop d’embûche. Trajectoire ininterrompue. Même si personne n’est immortel.

J’aurais envie, cet après-midi, d’aller visiter la tombe de Maman, fraîchement ensevelie, mais je n’ai pas le courage de m’y présenter seule. Peut-être vais-je appeler François pour qu’il m’y accompagne…

10 septembre 2007

L'hiver aux portes



Hier, dimanche 9 septembre, 13h00, environ. J’ai pris le métro. Sur les panneaux d’affichage lumineux, il y avait d’inscrit Mercredi 5 février, 16h46. Pendant une fraction de seconde, j’y ai cru. J’ai pensé qu’on était bel et bien en février, que la Saint-Valentin s’en venait, que le temps des Fêtes venait à peine de se terminer; j’y ai cru, à cette date improbable, à cette heure absurde. Je me suis dit que j’avais peut-être eu un moment d’égarement, ou que j’avais trop dormi, et que voilà, enfin, je me réveillais, de retour à la réalité après une longue pause. Station Sherbrooke, je sors. Dehors, il fait mi-soleil, mi-nuage. Mais aucune trace de neige. Je suis déçue. J’aurais aimé que tout cela soit vrai, qu’on soit en février, et hop! Cinq mois d’écoulés sans que je m’en rende compte, un saut dans le temps, une petite pirouette. Une petite fuite vers l’avant…


J’ai marché sur les trottoirs exempts de slush et de gadoue, m’abreuvant des quelques rayons qui consentaient à se rendre jusqu’à mon visage. Je suis arrêtée au café Cherrier prendre un expresso – Le plus fort possible s’il vous plaît. Je n’aime pas le café, mais j’avais envie de quelque chose de puissant. Et il était trop tôt pour commander un Martini. Pendant quelques secondes, je me suis sentie comme à Paris. Dépaysement nécessaire.


À ma gauche, un maghrébin enfilait les expresso comme on enfile les bas de laine les journées froides d’hiver – mais j’ai regardé par la fenêtre, et non, toujours pas de neige. À ma droite, un homme austère – la quarantaine semblait lui peser lourd sur les épaules – descendait tranquillement un Perrier. Tranquillement, et à intervalles réguliers. Chaque trente seconde, il prenait une gorgée et redéposait son verre sur le zinc d’un geste lent mais convaincu, produisant un son rond et triste qui me tirait de mes rêveries – toc. Le petit manège de mon voisin vraisemblablement obsessif-compulsif et déprimé m’aurait probablement, en d’autres circonstances, tombé royalement sur les nerfs, mais à ce moment précis, il s’avéra plutôt salvateur; c’était comme un électrochoc, une manœuvre tout à fait utile de réanimation - une bonne pression sur la poitrine, on fait la respiration artificielle, on compte, on compte, oui, oui, le patient vit encore. Tout n’est pas perdu.


Il était presque 14h30. Je ne pouvais plus prendre mon temps et repousser la suite. J’ai enfilé ma veste, remis le siège bien à sa place, attendu que le serveur vienne récupérer son pourboire en mains propres, posé la petite cuillère dans la soucoupe, sous l’anse de la tasse, à droite, comme supposé, regardé une dernière fois le liquide brun que je n’avais même pas touché; je me suis assurée trois fois que je n’avais rien oublié, rien laissé traîner sur le comptoir, rien, pour être sûre, rien. Et après cela, j’étais tout simplement à cours de façon d’étirer le temps sans en avoir l’air. Au moment où je franchis le seuil de la porte, Johnny Cash se mit à jouer - Lord, Help me walk / Another mile, just one more mile / I'm tired of walkin' all alone. J’ai fait semblant de parler au téléphone public pendant tout le temps de la chanson, pour pouvoir l’écouter sans qu’on me prenne pour une attardée qui aime passer ses dimanches après-midis dans le vestibule des restaurants à attendre la venue prochaine du messie et de ses disciples- I never thought I needed help before / I thought that I could get by - by myself. Je n’y ai jamais cru au messie, non, mais la voix brisée de Cash, sa voix comme une larme d’homme qui n’avait jamais pleuré avant, sa voix, elle me donnait envie de commencer à y croire. Juste pour essayer. Juste pour ne plus faire tout cela seule. Et si ce n’est pas à Dieu que je dois croire, que ce soit à autre chose, d’accord, je n’y vois pas d’inconvénient; je ne veux juste plus faire tout cela seule. Ne plus faire semblant de parler au téléphone. Appeler quelqu’un pour vrai. L’espace d’une fraction de millième de seconde, j’ai eu envie de téléphoner à Magalie. La fraction suivante, je me suis souvenue pourquoi on ne s’était pas parlé depuis plus de deux mois, et l’envie m’ait soudainement passé.


Je déteste les hôpitaux, leurs murs aqua-1991, les couvre-chaussures bleus tissés dans le même matériel que les jaquettes-fesses-à-l’air, le visage blanc-jaune des patients, celui vert des visiteurs qui ne se sentent pas bien dans cet endroit où tout respire le trop propre. Le mien, mon visage, rouge, rouge-mauve, parce que j’ai couru jusqu’à Notre-Dame, parce que j’avais besoin de sentir le sang circuler dans mes jambes, dans mes poumons, dans ma tête; le sang partout, partout, le sang des gens vivants, en moi, le sang qui prouve qu’on n’est pas malade, nous, qu’on va bien comme jamais on n’a bien été, le sang vif, le sang clair, le sang de ceux qui ne remettront pas les pieds aux soins palliatifs de si tôt. Parce qu’ils vont bien et que, même, aujourd’hui, ils sentent qu’ils pourront tout vaincre. Tout y compris cette mort que vous leur avez promise.


La chambre de ma mère était envahie de lys blanc, ses fleurs préférées. La carte les accompagnant disait simplement Charles. Je l’avais oublié lui. Si jeune et devoir venir visiter sa blonde comateuse à l’hôpital parce qu’elle s’est pété un ACV; il avait pas pensé à ça en acceptant de sortir avec ma mère. Tous ces bouquets éparpillés aux quatre coins de la pièce m’ont rappelé que moi, je n’avais rien amené pour ma mère. Je me suis trouvée indigne et j’ai couru au Renaud Bray sur St-Denis acheté le CD de Johnny Cash.


Quand je suis revenue, il y avait trois infirmières dans la chambre et un médecin. Son pouls est revenu, mais il est extrêmement faible. Je n’ai pas voulu en entendre plus. Ma mère venait de mourir. Et de ressusciter. Pendant que j’étais partie lui acheter un disque. Alors qu’il n’y a même pas de lecteur CD dans sa chambre.


J’ai attendu que le cortège de gens habillés en blanc quitte la chambre pour m’y réfugier. J’ai mis mes écouteurs de walkman sur les oreilles de ma mère et j’ai sélectionné On the Evening Train - As I turned to walk away from the depot / It seemed I heard her call my name / Take care of baby and tell him darling / That I'm going home on the evening train.


Si jamais elle décidait de remourir aujourd’hui, ma mère, je voulais qu’elle le fasse en écoutant cette chanson. Et moi qui la fredonne à côté, en lui tenant la main, et en pleurant, un peu. En pleurant comme un homme qui n’a jamais pleuré avant. Par la fenêtre, toujours pas de flocons. Dehors, ce n’était pas le mercredi 5 février, 16h46, mais en dedans, en dedans, il y a longtemps qu’il n’avait pas fait si froid.

05 septembre 2007

Troupeaux en cavale

Ça fait deux semaines que je suis revenue de France, mais non, justement, je n’en suis pas revenue. De la façon dont les choses se sont terminées, de ce qui a suivi. Du où j’en suis maintenant. Je crois que si j’essayais de comprendre, je me briserais le cerveau. Foulure du lobe frontal monsieur. Désolé, on n’a rien pu faire pour votre fille. C’est fréquent chez les jeunes femmes de son âge vous savez. Elles se posent trop de questions. Surtout celles qui débutent par «pourquoi». Mais celles-là, ces questions, trop curieuses, elles obtiennent rarement des réponses satisfaisantes. Mieux vaut demander «comment».

Alors je le dirai, moi, comment ça s’est passé. Même si y’a pas pire personne que soi-même pour raconter sa propre histoire; recul aucun, objectivité douteuse. Juste des« j’aurais dû», des regrets au fond de la gorge, qu’on essaie d’expulser comme un chat tente difficilement de recracher son poil pris en boule dans la trachée, des «merde». Des «voilà ce dont je me souviens». Le reste est flou.

J’ai oublié. Pas tout. Les détails, je les ai frais en mémoire, comme si c’était hier, comme si c’était cet après-midi, il y a trente secondes, à peine, que cela s’était passé. Non. Ce que j’ai le plus de difficulté à me rappeler, c’est le plus important. L’essentiel. L’événement. Qu’est-il donc arrivé?

Probablement l’ai-je échappé sur la piste d’atterrissage de Charles-de-Gaule. Pardon Mademoiselle, je crois que vous avez laissé tomber ceci. Effectivement, je l’ai laissé tomber, le souvenir, sur l’asphalte mouillée. J’ai volontairement entrouvert mes doigts pour que, comme un foulard de soie violet, léger et volatile, le souvenir glisse et s’échappe. Moi, devant, faisant semblant de ne pas l’avoir vu s’envoler.
J’avais les yeux trop pleins de larmes, de toute manière, alors il était facile de faire croire que je ne voyais rien.


***

Louis avait décidé de m’amener au Mont St-Michel. Tu dois absolument voir ça, je te jure, c’est probablement le truc le plus bizarre que tu verras dans ta vie!
Effectivement, il y a quelque chose qui cloche avec ce village. On dirait un de ces rochers géants qui flottent dans les airs que peignaient Magritte. Le Mont, ce n’est pas tout à fait une montagne. C’est plutôt un immense morceau de pierre, pointu et biscornu, au flanc duquel se sont attaché des maisons et des petits commerces. Le chemin menant à l’entrée du village est fréquemment immergé par la marée montante. C’est alors que, plus que jamais, St-Michel semble éloigné du monde, en dehors de la réalité. Complètement à part. Qui aurait cru que les montagnes pouvaient se sentir seules.

Je ne crois pas que qui que ce soit habite réellement cet endroit. Il n’est que lieu d’exil pour des touristes en manque de stupéfaction. Refuge des pâtissiers, gourmands et avars, heureux de pouvoir vendre leurs crêpes et leurs croissants beaucoup trop chers. Siège de mille boutiques remplies de trucs inutiles que les visiteurs seront fiers de ramener chez eux en disant Je suis allé au Mont St-Michel, en voici la preuve – un aimant pour le frigo fabriqué en Chine. Et régnant au-dessus de ce domaine où l’escroquerie est non seulement acceptée mais désirée, trône l’abbaye, là où tous aiment se faire croire qu’ils sont encore capables de probité et de transparence. Quelques prières et puis les remords s’en vont. Mais moi, je n’ai pas prié. Je me suis contentée d’écouter les mouches voler et les flammes des cierges crépiter, doucement. Ce silence trop troublant, je n’ai pas pu le supporter très longtemps, c’était trop, trop pour le petit bout de femme que je suis, pour ma tête pleine et mes idées jamais claires.

Louis a trouvé une solution à mon malaise. Il m’a attirée jusqu’au cloître des moines, étonnamment vide de pèlerins et de photographes japonais.

-Déshabille-toi.
-Ici?
-Oui. Tout de suite.

J’ai retiré mon t-shirt. Il a fait de même. Il a baissé sa braguette, et contre le mur de pierre froid, il m’a prise. J’ignore depuis combien de temps il planifiait ce petit stratagème pervers, mais il était prêt, fin prêt oui, prêt à tout pour me faire jouir. Son va-et-vient était aussi rapide que les battements d’ailes d’un colibri; je croyais qu’on finirait par s’envoler à force de spasmes et de coups de bassin. Mais nous sommes restés bien au sol, les ongles enfoncés dans le granit des murs, comme si cela allait nous sauver des cris. Mais nous avons gémi quand même. Simultanément je crois, je ne sais plus. Cela s’est passé si vite. Trente secondes après avoir réenfilé mon t-shirt, une dame est rentrée dans la salle en s’exclamant Splendide! Je n’ai jamais rien vu de si inspirant. Inspirant, certes. Nos inspirations ne nous mènent pas tous au même endroit j’imagine.

Nous avons rapidement terminé notre visite de ce lieu saint – que nous avons béni à notre manière… - pour ensuite aller nous asseoir dans un de ces nombreux escaliers moyenâgeux qui permettent de gravir le mont. Nous y sommes restés une bonne heure, à contempler les vagues qui venaient se fracasser sur les parois rocheuses. On aurait dit des moutons qui tentaient vainement d’escalader un mur – personne ne leur avait appris que les moutons ne peuvent pas grimper si haut. Je les comprends. À moi non plus, on ne m’a jamais expliqué, que je ne pouvais pas aller plus haut qu’une certaine limite. Que tout n’était pas atteignable.

-T’as le goût d’un sandwich ?
-À vrai dire, non. J’ai plutôt le goût de rentrer. On y va?
-D’accord. On dîne avec mes parents ou tu préfères qu’on aille au resto?
-Je n’ai plus une cenne, vaudrait peut-être mieux pour moi d’abuser de l’hospitalité de tes parents et de me contenter de ce que ta mère aura cuisiné!
-T’en contenter?! Insinuerais-tu que ma mère cuisine mal!
-Non! Non… mais je dois avouer que… que je ne suis pas habituée de manger autant de viande en sauce! C’est à peine s’il n’y a pas du rosbeef et du gravy sur la table pour déjeuner!
-Tu t’habitueras à nos manies culinaires!
-M’habituer?! Pourquoi?

Il n’a pas répondu. J’imagine que cela voulait dire qu’il envisageait un certain avenir avec moi, un petit bout de futur dans lequel lui et moi, à un certain moment, partagerions à nouveau une table et un repas. Personnellement, je suis myope. Et donc incapable de voir aussi loin.

Sur le chemin du retour, nous avons croisé un troupeau de moutons. Leur propriétaire essayait difficilement de les faire passer d’un champ à l’autre. Trois bêtes, obstinées, avaient décidé de prendre une pause, en plein milieu du chemin. Ces moutons-là, eux, on leur avait appris, que parfois, il fallait apprendre à s’arrêter! Au lieu de pestiférer contre le paresseux bétail, Louis a choisi d’éteindre le moteur de la voiture et d’attendre. Sa main dans mes culottes. Le cochon. Pour moi, il sentait la fin approcher. Il voulait profiter de chaque moment, même ceux où les frivolités n’étaient pas permises. Pour fermer le clapet à ceux qui émettent les interdictions.

De retour chez Deniel et Irène, une odeur de catastrophe flottait dans l’air. Mais ce n’était pas celle qu’on aurait pu prévoir. Les désastres ne sont jamais ceux qu’on aurait cru pouvoir arriver, non? Autrement, ils ne seraient pas si désastreux.

-Sophie! Tu as reçu un appel cet après-midi! Cela semblait plutôt important.
-Un appel?! De qui?
-Gilles. Il a laissé son numéro de portable. Ne te gêne pas pour utiliser le téléphone du salon et faire un interurbain.
Gilles ne m’appelait certainement pas pour m’annoncer une bonne nouvelle. Ça, c’était évident. L’autre évidence, c’était que je n’avais pas envie d’entendre ce qu’il avait à me dire. Pas envie d’avoir une autre raison d’être malheureuse.
-Gilles, dis donc, t’es débrouillard, où as-tu trouvé le numéro de téléphone des parents de Louis?!
-J’ai appelé chez huit Husson vivant en Bretagne avant de tomber sur les bons. Écoute Sophie, crois-tu être capable de devancer ton retour à Montréal?
-Euh… Ça presse tant que ça? Je prends l’avion après demain!
-Je sais, mais il y a urgence ici. Ta mère est dans le coma. Elle a fait un ACV.
-Merde.


On me répondra que c’est le propre des accidents cérébraux vasculaires, mais celle-là, je ne l’avais pas vu venir. Venir et partir, voilà à quoi ressemble la vie.