04 juin 2008

Portrait d’une femme en mouvement



Nous allons bientôt partir. Les passagers sont tous assis. Sauf une. Mais personne ne s’indigne de son retard – nous n’oserions pas lui faire des yeux qui grondent, de peur de la casser. Cette femme n’est pas une femme, c’est une silhouette, fragile et grise. Elle traverse le wagon, sa serviette ramenée contre la poitrine, les bras croisés. Elle n’a que ce seul bagage, minuscule, mais il semble qu’il contienne beaucoup de tristesse. Ses traits sont las et ses pas, des soupirs. Ils la mènent juste devant moi. Elle s’arrête. Prend son billet. Regarde son billet. Regarde le numéro inscrit au-dessus du siège. Du billet à l’affiche, de l’affiche au billet, les yeux ont dû faire l’aller-retour à quinze reprises. Rassurée – probablement ne voulait-elle pas rater son coup cette fois, assez d’occasions furent déjà gâchées –, elle prit place à mes côtés.

Nous allons passer le voyage ensemble, mais nous ne nous parlerons pas. La proximité ne fait pas la parole. Le train est à l’heure et moi dans la lune. Je fais défiler les pages de mon livre comme les séquences d’un film muet. Les images ne me disent rien. Encore d’autres qui ne parlent pas. Le silence est brisé par le vrombissement sourd de la machine qui se met en marche. Je fais semblant de faire un mots-croisés en jetant des regards furtifs à ma voisine. Elle ne me remarque pas.

Elle regarde droit devant elle, les bras toujours en croix, serrant la serviette contre son cœur en morceaux.

***

Ça fait quatre heures que nous roulons. Nous y serons bientôt. Mes jambes sont engourdies et mon ventre affamé. J’ai à peine touché au sandwich sec acheté au dépanneur de la gare, avant de partir. Je joue avec la croûte, récolte les miettes tombées sur la tablette du bout de l’index et m’amuse à faire des trous dans l’assiette de polystyrène avec le couteau en plastique; tout pour me faire oublier que j’ai une terrible envie d’uriner. Les désavantages d’être du côté fenêtre.

Je n’ose pas déranger ma voisine. J’ai peur qu’elle soit comme une somnambule, qu’elle devienne extrêmement violente si je tente de la sortir de son état léthargique. Depuis notre départ, c’est à peine si elle a remué le petit orteil pour tenter vainement de replacer son bas résille dans sa chaussure. Peut-être a-t-elle cligné des yeux, mais c’est tout. Elle fixe toujours l’horizon. Mais l’horizon est limité : il se trouve à quelques centimètres de son visage – le banc du passager d’en avant. Je me demande ce qu’elle y voit. Si c’est l’avenir, celui-ci risque d’être décevant, car sa moue placide ne laisse présager aucun événement heureux.

***


Next station stop, finale destination, Toronto.
J’ai hâte d’arriver.

Mais je sens qu’elle, cette femme-ombre, elle ferait tout pour retarder notre entrée en gare. C’est à se demander pourquoi, pourquoi elle l’a pris ce train. Pourquoi n’est-elle pas restée sur le quai; pourquoi n’a-t-elle pas répondu au commis qui la pressait poliment de gagner son siège Je ne viendrai pas, finalement?

Probablement parce que parfois, continuer d’avancer est la seule chose qui puisse nous garder en vie.

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