20 novembre 2009

Être né pour un petit-pain-blanc-pas-d'croûte

Tout à l'heure, j'étais à la pharmacie. Les bras chargés, je me suis placée dans la file pour payer. Devant moi, il y avait une dame d'une cinquantaine d'années, mais qui agissait comme une petite fille de huit ans. Elle souffrait visiblement d'un retard mental. Je dis souffrir, mais le mot est plus ou moins adéquat; cette femme ne souffrait pas, elle avait plutôt l'air de s'en foutre: elle était vivante et c'est tout ce qui comptait pour elle. Elle chantonnait en se dandinant sur ses pieds chaussés de bottes mauves. En bougeant ainsi, elle déplaçait l'air et ce dernier se chargeait de son parfum: un mélange de boule à mites, de gras de cheveux et d'humidité. Elle puait, mais elle s'en foutait. Elle ne le savait pas. Tout ce qu'elle savait c'est qu'aujourd'hui, c'était vendredi et que vendredi, c'est le plus beau moment de la semaine: c'est la journée où elle va au Jean Coutu pour s'acheter un deux litres de Pepsi et des gratteux. Céline. Elle avait l'air de s'appeler Céline.

Céline était accompagnée d'une femme plus âgée, qui devait être sa mère. Celle-ci avait l'air seulement une coche plus brillante que sa fille. Juste pour dire qu'elle pouvait s'occuper d'elle (à lire: lui acheter des plats congelés pour souper, les faire cuire dans le micro-ondes et lui mettre son film préféré dans le lecteur VHS). Jocelyne pourrait lui convenir comme nom. Jocelyne, elle, elle aime le vendredi parce qu'elle va faire valider ses billets de loto à la pharmacie - moment d'excitation intense qui lui donne même du mal à s'endormir le jeudi soir.

Une fois ses billets validés et déclarés non gagnants, Jocelyne s'en est évidemment procuré d'autres. Elle a dit:

- J'vas vous en prendre trois autres ma belle p'tite madame.

La caissière lui a répondu:

- Il ne m'en reste plus de ceux-là... Ah! non, c'est vrai, vous, vous prenez ceux à 2$, pas à 5$. J'vous sors ça alors.


Pendant que la caissière sortait les billets de la pochette de plastique, Jocelyne s'est mise à rigoler et s'est lancée dans une tirade décousue:

- Ben sûr que j'prends les billets à 2$, t'sais! J'suis pas pour prendre ceux à 5$, tu peux gagner des trop gros montants avec ceux-là, pis moi faut pas que j'gagne trop d'argent parce que si j'gagne trop d'argent, y vont me couper le B.S. (Rire aussi gras que les cheveux de Céline). J'te dis qu'y checkent pas mal ça au B.S., y te watchent, ça fait que j'suis mieux de pas prendre de chance pis de prendre juste des billets à 2$. Avec les billets à 2$, j'peux pas gagner beaucoup d'argent, ça fait que c'est correct, y me couperont pas mon B.S. (Rire encore, mais dans sa barbe cette fois. Parce que oui, Jocelyne a de la barbe et elle la rase.)


Cette femme achète des billets de loterie dans l'espoir de ne pas gagner. Parce que si elle gagne, ils vont lui couper son bien-être social. Elle aurait le choix entre 1 million de dollars, là, maintenant, tout de suite, et 400$ par mois, elle prendrait les 400$ par mois. Parce que c'est rassurant de savoir qu'un montant fixe rentre dans son compte en banque à une fréquence régulière, parce que c'est plus facile de gérer un compte dans lequel il y a moins de zéro ou parce que si elle devenait millionnaire, elle n'aurait plus le droit d'habiter dans son HLM et que ça ne lui tente pas trop de déménager.

Parce qu'elle aime bien le pain-blanc-enrichi-pas-d'croûte et que si elle était riche, elle serait obligée d'acheter du pain baguette, pour faire comme les vrais riches, mais elle n'aime pas ça le pain baguette, Jocelyne.

Jocelyne a quitté la caisse en continuant de rigoler et de se parler à elle-même. Céline a déposé son chargement de liqueur brune sur le comptoir et elle a demandé «Un Bingo s'il vous plaît» à la caissière, avec un enthousiasme débordant et un cheveu sur le bout de la langue.

J'espère que Céline ne grattera pas cinq cases en ligne et qu'elle ne criera pas «Bingo!», la bouche pleine de Pepsi. Ça décevrait beaucoup trop sa mère.

3 commentaires:

Suzy W a dit…

Ta façon de nous raconter une histoire, une tranche de vie pourtant bien banale, m'est tout à fait délicieuse. Céline et Jocelyne, deux p'tites dames qu'on peut voir souvent un peu partout, mais beaucoup plus attachantes ici qu'à la pharmacie du coin ! :D

Dominique ! a dit…

Attention Céline, si t'es trop surprise ou pire encore, si tu pars à rire en buvant ton PeTsi, 'y pourrait te sortir par le nez ! Non non non, c'est pas drôle... Ton Bingo serait tout mouillé.

Mélissa Verreault a dit…

Contente que vous ayez apprécié l'anecdote mesdames, même si elle est trop pathétiquement réelle...