Aujourd’hui, je laisse la parole à Ève. Ève qui depuis deux semaines habite chez moi, Ève au cœur en miettes et au corps en poussières. Ève qui avait affreusement besoin de parler à Sébastien, le jeune homme à la base de tous ses troubles amoureux. Hier, elle lui a écrit et m’a fait lire. J’ai été bouleversée.
Elle m’a avoué que jamais elle n’aurait le courage de remettre cette lettre au principal concerné, que c’était trop, qu’elle avait peur de lui faire peur, justement. Et je lui ai répondu que je trouverais affreusement dommage que d’aussi beaux aveux se perdent et ne soit jamais lus. C’est alors qu’elle m’a elle-même proposé de publier la chose sur mon blogue. Qu’en penses-tu Sophie? De toute façon, personne ne me reconnaîtra… Je lui ai fait réaliser que Sébastien pouvait être un de mes lecteurs, sans qu’on ne le sache, que dans un hasard infini, il se pourrait qu’il la lise, cette lettre.
Et Ève a souri. Alors voici…
You and me
We’re never meant to be
Part of the future
All we have is now
All we have is now.
-The Flaming Lips
Cher Sébastien,
Je t’écris une lettre que je ne te remettrai probablement jamais. Ou peut-être un jour. Peut-être demain. Je ne sais pas. Une chose est sûre, je ne l’écris pas pour que tu la lises, mais simplement parce que de l’écrire, cette lettre pleine d’impossible, c’est tout ce dont je suis capable en ce moment. J’ai bien essayé d’écrire autre chose, des mots un peu plus sensés, des histoires un peu moins en queue-de-poisson, des dénouements un peu plus heureux, des vies un peu plus imaginaires, mais je n’ai que la mienne, ma vie, en ce moment, en tête. Ma vie en déchirures, ma vie en tête, ma vie en boucle. Je la retourne de tout bord, tout côté, mais ma vie est une sphère, un cercle dans tous les sens. La fin est le début. Et c’est là que je suis. Moi, avec ma vie, à la croisée des chemins. Un cercle, avec une croix au centre.
J’aurais voulu t’écrire une lettre à la main, à la mode du bon vieux temps, mais nous n’avons pas de vieux temps, toi et moi, ensemble, nous n’avons ni passé ni futur. Alors je ne peux pas écrire comme avant, écrire comme si nous avions déjà existé. Je me dois d’écrire seulement parce que maintenant, là, à cette seconde précise, c’est à toi que je pense. J’aurais voulu t’écrire à la main, tout te dire en une seule seconde, faire en sorte que les mots ne durent que cela, le temps de compter jusqu’à un, mais même pas, parce que la seconde, elle est déjà épuisée, avant que l’on ait pu arriver jusqu’au premier chiffre, le dire ce chiffre. J’aurais voulu que tout ce que j’avais à te raconter tiennent en dedans d’une seconde, oui, le plus petit, le plus court discours que la terre ait porté, le plus léger message qui fut jamais transmis – une plume, une plume de pigeon voyageur qui se dit Eh, merde! Je me tape vraiment tout ce voyage rien que pour ça, ce petit mot de rien du tout, une plume, un poids sans nom, une vie sans corps, quelque chose qui vole, qui vole, sans jamais toucher terre. Mais je suis plutôt mal partie. J’ai tout raté. Déjà, déjà, cela fait des heures que je pense à ce que je vais te dire, des milliers de secondes, tu te rends compte. Et me voilà qui espère, qui souhaite, secrètement, que ce message de milliers de seconde, ce message qui ne tient sur rien, qui me colle à la peau mais qui ne sait coller à rien d’autre, ce message qui n’a pas lieu d’être, je souhaite que tu le lises autant, des centaines, des dizaines, de fois, des fois, des fois qu’il te touche, des fois qu’à le relire, qu’à force de le relire, tu finisses par le comprendre.
J’aurais voulu t’écrire à la main, mais j’ai compris que je ne pouvais pas, que la main, elle nous était interdite. Tout ce qui se touche, tout ce qui a trait à l’épiderme, tout ce qui est frisson, chatouille, encre sur le papier, paume sur les hanches, regard sur ma poitrine, baiser sur ma joue-commissure-des-lèvres à peine effleurée, tout cela, tous ces sens en extase et ces désirs qui restent, qui marquent, qui laissent une trace dans la mémoire et dans la peau, on ne peut pas. Toi et moi, nous sommes un musée, un lieu où l’on regarde sans s’approcher, où l’on respire sans souffler, où l’on désire sans jamais succomber. La beauté est là sur les murs, là pour y rester, la beauté, jamais ailleurs qu’autour de soi. Surtout pas à l’intérieur. Toucher, c’est caresser le dehors, mais c’est surtout laisser une empreinte sur le dedans. Toucher, c’est à jamais transformer quelqu’un. Toucher c’est trop personnel. Mais toi et moi, notre seule intimité, c’est le monde. Alors pas question. Pas question de t’écrire à la main. Le monde pourrait le retenir contre nous, tu comprends? J’ai la preuve sergent, la pre… la preu… la preuve, oui, oui, oui, je, je, je l’ai! Regardez! Ils se sont, ils se sont, ils se sont…
Nous nous sommes. Nous nous sommes, certes, mais quoi, ils ne le sauront jamais, pas plus que nous, pas plus que ce que nous nous serons nous-mêmes autorisés à être. Rien. Un beau rien chaotique. Un beau rien brumeux, et flou, et plein de remous, de questions, un rien qui ne fait pas de vague, mais un rien vague. Un rien qui n’a pas de nom. Même le néant, tu vois, il a un nom. On l’appelle le néant, mais toi et moi, on n’a pas ça, pas de nom, pas de titre, toi et moi, on ne nous appelle pas. On ne s’appelle pas. Mieux vaut faire semblant de ne pas exister. Mais pas comme le néant. Parce que même le néant, tu vois, il a un nom.
Jusqu’à maintenant, comprends-tu? Arrives-tu, à saisir, où je veux en venir? Je sais. Je n’écris qu’en impressions, qu’en taches de couleur sur l’iris, qu'en feux d’artifices qui éclatent sans raison, sans événement à souligner. Je fais des montagnes de mots avec nos petits riens de relation. Je n’écris que rapidement, plus vite que mon ombre, et que ma conscience, surtout, pour ne pas qu’elle s’immisce, qu’elle me dise d’arrêter, que rien de tout cela n’a de sens. Je n’écris qu’en impressions, parce que c’est ce que j’ai, l’impression, l’impression que nous n’irons nulle part, tant et aussi longtemps que nous n’y serons pas aller. Jusqu’au bout de l’affaire. Serg… Serge… Sergent! Ils l’ont fait. Ils le, le, lolo, l’ont, l’ont fait! Pour que le monde ait une raison de nous en vouloir, et nous, une raison de ne plus jamais nous revoir.
Car les voilà, nos deux possibilités. Soit nous le faisons, l’amour, l’amour comme jamais nous ne l’avons fait auparavant, avec qui que ce soit, sans barrière, sans vêtement, avec vêtements, dans le lit, sur le comptoir de la cuisine, sous le comptoir de la cuisine, dans le salon, chez le voisin, non mais pourquoi pas, partout, toi, partout en moi, sur moi, qui crie, qui éjacule, qui n’en peux plus de ce plaisir qui enfin explose. Soit nous arrêtons de nous l’imaginer, parce que nous l’avons fait pour de vrai, et que nous ne pouvons plus revenir en arrière, trop tard, impossible de simplement penser à ce que cela aurait pu être, car cela aura été dans le réel. Dans l’état des choses, telles qu’elles sont, toi et moi et les choses, en cuillère, après une course effrénée, dormir, pour oublier ce que nous venons de commettre, nos crimes, mais surtout, surtout, pour se les souvenir à jamais. Faire de se souvenir un verbe transitif, le premier verbe pronominal transitif indirect de toute l’histoire de l’humanité.
Tu l’as toi-même dit, l’autre jour, il y a cent ans, il y trente secondes, je ne sais plus quand, mais tu l’as dit Au moins, j’aurai été ta première fois dans quelque chose. Tu auras été mon premier verbe conjugué à l’infinitif. Un verbe sans action. Aimer, sans faire l’amour. Elle est là, c’est elle, notre deuxième possibilité. Que cette lettre soit la dernière, que jamais tu ne lui répondes, que tu la déchires, que moi, pendant des semaines, j’attende, en vain, une missive en retour, un signe de vie, ou l’annonce de ta mort s’il le faut, mais simplement un indice de ce que tu es devenu, et qu’ainsi, chacun de notre côté, nous vivions l’un sans l’autre. Cela se fait, cela est facile même, la preuve, c’est qu’avant, nous ne savions faire que cela, être, moi, au monde sans toi, toi, au monde sans moi, et voilà nous étions heureux, ou du moins, nous tendions au bonheur. D’accord, ce n’est pas l’idéal, ce n’est pas ce que je souhaite, au fond, au plus profond de moi, je l’avoue, je m’avoue, un peu déçue; les choses ne se passeront pas comme dans mes petits fantasmes de fin de soirée, mais généralement, les fantasmes, c’est mieux lorsqu’ils ne rencontrent pas la réalité, qu’ils demeurent fantasmes, et qu’ils s’épuisent, à la longue, de ne pouvoir vivre qu’en images floues dans la tête endormie des jeunes filles.
Voilà. À partir d’ici, ce dont on a besoin, c’est d’une fin. Vivre sans savoir s’il y en aura une, une issue, une façon de conclure les choses – qu’elle soit douce, qu’elle soit brusque, qu’elle soit inattendue, souhaitée, tragique, douloureuse, étonnamment réconfortante, qu’importe, mais une fin bordel de merde – vivre ainsi, non, je ne peux pas. On vit tous parce qu’on sait qu’on va mourir. On tient bon, on s’efforce d’en profiter, de tirer le meilleur, ou le pire, cela dépend si on est optimiste ou légèrement suicidaire, mais on essaye, tellement fort, du mieux qu’on peut, de s’accrocher, de la faire à notre image notre vie, parce qu’on sait, seule certitude, qu’on n’y survivra pas. À toi, donc, j’ai besoin de savoir que je ne survivrai pas. Que nous avons une fin, pour que, dans un élan d’abandon et de sérénité, je trouve le courage de t’oublier et de passer à autre chose.
Et écrire, c’est comme la vie, tu sais. On écrit tous parce qu’on sait qu’on va mourir. Je sais que dans une cinquantaine d’années, peut-être soixante, oh! même soixante-dix, ne sait-on jamais, je mourrai, d’une mort quelconque, qu’elle soit douce, qu’elle soit brusque, qu’elle soit inattendue, souhaitée, tragique, douloureuse, étonnamment réconfortante, qu’importe, mais une fin. Une fin dont on meurt, vaincu. On écrit pour comprendre ce qui nous arrive, pour savoir ce qu’il y aura, entre cette fin quelconque et le présent, le lointain et le maintenant. On écrit pour savoir quelle sera notre histoire. Pour s’assurer que nous en aurons une. Moi, j’écris pour savoir si, dans cette histoire, il y aura un peu de toi. La mienne d’histoire, celle que je raconterai à la pauvre garde-malade chargée de laver toutes les parties de mon corps de vieille femme. Aurai-je l’occasion de lui raconter que ces fesses, que cette descente du cou, que ce creux dans le bas du dos, que ces lobes d’oreilles ont déjà été croqués, flattés, léchés, savourés, aspirés, avalés, caressés, cajolés, titillés, lovés, pincés, griffés, par un jeune homme à qui j’ai un jour écrit la plus longue lettre d’amour-qui-n’en-est-pas du monde? Ou devrai-je lui dire qu’un jour, j’ai dû apprendre à croire en Dieu, j’ai dû apprendre à prier, et à demander pardon, car à ce jeune homme, j’ai été forcée de dire Adieu et pour dire adieu, adieu et que ça fonctionne, qu’on y croit, qu’on ne se revoit plus jamais et qu’on ne le regrette pas, il faut y croire un peu, à ce Dieu.
Sinon, ce ne sont que des aux revoir perdus.
Ève
4 commentaires:
bonjour!
ce blogue... "les mains vides", eh bien, il rempli le coeur!!
Voilà en effet une très belle lettre... pleine d'âme. De celle qu'on regrette ne pas avoir écrite nous même!
Je souhaite à Eve que le hasard fasse bien les choses...
au plaisir,
Élie
Merci Élie pour ce beau commentaire! Je prends ma partie du compliment et je transmets le reste à Ève, l'auteure de cette magnifique lettre...
Au plaisir!
S.
Je suis un Sébastien, mais heureusement pour Ève, je ne connais aucunes filles se nommant ainsi! Haha. ;)
J'ai bien aimé la lettre de ton amie Ève et j'ai pu même m'y retrouver.
Au plaisir de vous relire, Sophie et Ève.
Merci Sébastien pour ce commentaire. N'hésite pas à en laisser d'autres, je suis toujours contente de découvrir de nouveaux lecteurs.
Je ferai le message à Ève.
S.
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