Le monde est petit. Dans le sens de «les gens ne sont pas grands». Paris Gare du Nord; un minuscule homme, manchot de surcroît, me tend la main en demandant du change - Un peu d’monnaie ma p’tite dame. Je n’ai rien sur moi, mais je lui souris, avec tout ce dont je suis capable de compassion. Il prend mon sourire poli pour une invitation à la conversation. Et le voilà qui se lance dans un discours interminable sur son existence misérable. Il affirme avoir écrit une autobiographie - Ma vie sans main. Je m’esclaffe; je ris d’un rire que je ne m’étais pas connu depuis longtemps - Ma vie sans main! Très drôle! J’écris moi aussi mon autobiographie, si on veut, et ça s’intitule Les mains vides. Le mendiant-manchot ne m’a pas cru et a dû penser que je riais de lui : il a craché sur mes souliers et est parti en courant. Image plutôt absurde. Vraiment, je croyais être dans un mauvais rêve. Ou non, une foire plutôt. Un grand cirque rempli de personnages plus débiles les uns que les autres.
Je décide de m’asseoir, un peu à l’écart de la foule endiablée afin de ne pas me faire déranger. Immédiatement, un homme mesurant au moins six pieds cinq, mince comme un spaghettini et arborant fièrement un veston kaki décoré de multiples médailles trouve place à mes côtés. Non, mais, vraiment, j’hallucine. Savez mam’z’elle, j’ai fait la guerre moi,- non, pas vrai, j’aurais pas pu deviner! - la vraie guerre, celle où on s’battait avec nos poings et notre cœur. Mon œil de verre peut en témoigner - Je vous en prie, ne l’enlevez pas devant moi! - Regardez! - Merde, il l’enlève sérieusement! Ça fait rire mes petits enfants quand j’enlève mon œil.- J’veux bien, mais moi, ça me fait rigoler un peu moins - Mes petits enfants… Tout ce qui me reste en ce bas monde…
J’ai profité du moment où il s’affairait à replacer son œil de verre pour m’esquiver en douce. À Montréal, je suis habituée d’en croiser des timbrés - généralement, j’ignore pourquoi, ils sont tous très attirés par moi; j’ai émis l’hypothèse que c’était à cause des lunettes, car tous les gens que je connais qui portent des lunettes ont tendance à se faire poursuivre par les fous et les ivrognes du métro - mais les timbrés parisiens, ils battent tous les records de zèle et d’originalité. Il faut avouer qu’en général, les Parisiens ne manquent pas de zèle, non. Un peu plus loin à ma droite, il y a un groupe de quatre ou cinq personnes qui fument allégrement, directement sous une immense pancarte Interdiction de fumer. Si ça ce n’est pas de l’arrogance… Et ces dizaines de gens qui jacassent au téléphone cellulaire en prenant bien soin de ne pas remarquer qu’ils viennent de piler sur le gros orteils de leurs voisins ou que la caissière leur a posé une question concernant leur mode de paiement et qu’elle a répété la même phrase à trois reprises. Le monde est petit. Et con. Et absolument fascinant à observer.
Louis est enfin venu me rejoindre. Il avait passé au moins trente minutes à faire la file pour acheter mon billet pour St-Malo, lui ayant déjà une passe lui permettant de faire plusieurs allers-retours entre les deux villes.
- Le train part dans cinq minutes, on s’active!
On a couru jusqu’au quai numéro seize et aussitôt pénétré dans notre wagon. On s’asseoit, on désouffle - verbe inexistant que j’apprécie pourtant beaucoup -, on discute, il me prend la main. Je la retire, prétextant que mes mains sont moites et que je n’aime pas cette sensation. Il ne dit rien, mais je sens que ça le choque un peu, alors je replace ma main au creux de sa paume et je me dis qu’après tout, on peut prétendre être des amoureux, rien que pour le week-end. Si ça peut lui faire plaisir. Qu’est-ce que j’ai à perdre. Je retourne à Montréal dans quatre jours, de toute façon.
On faisait donc semblant d’être amoureux au moment où le train a levé les voiles et où le contrôleur est passé pour vérifier nos titres de transport.
- Désolé madame, mais ce billet n’est pas valide, il n’a pas été composté.
- Comment composté?! Il aurait fallu que je le laisse pourrir sous la terre parmi les pelures de banane avant de vous le présenter?!
- Oh. C’est de ma faute monsieur, je ne lui ai pas dit qu’elle devait poinçonner son billet avant d’embarquer dans le wagon… Elle n’est pas d’ici, elle ne pouvait pas savoir.
- Vous êtes d’où?
- Montréal.
- Vous n’avez pas de train à Montréal?
- Non. On fait tout à pieds ou à cheval. Et l’hiver, rien de mieux que le traîneau à chiens pour se déplacer.
Le contrôleur et sa moustache sont repartis l’air bredouille. Mon humour ne les a pas faits rire. Je crois plutôt qu’ils ont eu peur; moi, jeune sauvageonne du Nouveau Monde, j’aurais pu les agresser à la moindre offense, avec mon harpon et ma lance. Vallait donc mieux pour eux de déguerpir au plus vite!
- Tu es toujours aussi insolente?
- Non. Je suis pire d’habitude.
Le reste du voyage s’est déroulé sans embûche, si ce n’est que chaque fois que le marmot de onze ans - âge approximatif, déduit par le fait qu’il avait un duvet légèrement foncé au dessus de la lèvre supérieur - derrière moi n’arrêtait pas de donner des coups de genoux dans mon siège. Je ne l’ai pas envoyé paître, car je sentais qu’une autre mauvaise blague condescendante de ma part aurait pu faire en sorte que Louis m’abandonne quelque part en Bretagne, sans prendre soin de me laisser un peu de nourriture pour survivre. Et bien que j’avais tenté de le fuir, à mon arrivée à Paris, à présent, je n’avais plus du tout envie qu’il me quitte. Au moins, je suis conséquente dans mes incohérences.
À St-Malo, je suis tombée sous le charme. Une pensée m’est tout de suite venue, dès que j’ai mis le pied hors du train : si un jour je me marie, ce sera ici. Si un jour! Je ne sais bien pas ce que Louis avait pu mettre dans mon café au lait le matin pour que je pense à de telles insanités!
Le père de Louis est venu nous chercher à la gare, tout souriant. Il semblait vraiment heureux de me recontrer, enfin. Comment enfin?! Cela doit faire un mois que je connais Louis, ce n’est pas comme si nous avions vécu dans le secret pendant douze ans, avant de révéler notre union! Qu’importe, je n’avais plus envie de me tracasser au sujet de l’intensité des sentiments de Louis à mon égard, versus l’hésitation que moi-même j’éprouvais par rapport à lui et à un éventuel engagement. Deniel - non, non, pas Daniel, Deniel. Ils sont fous ces Bretons! -, le papa de Louis, nous a fait faire une petite promenade dans la ville, afin de me donner un aperçu des beautés de leur coin de pays. Il m’a expliqué que les Français avaient un très fort sentiment d’appartenance envers leur nation, mais que chez les Bretons, encore plus particulièrement ceux de St-Malo, ce sentiment devenait parfois maladif.
- Un Français sera toujours extrêmement fier d’être Français, mais s’il est Breton, c’est d’abord en tant que Breton qu’il se présentera. Et s’il vient de St-Malo, alors là, plus rien d’autre n’existe : il est Malouin un point c’est tout. Et comble de notre obsession, si on habite à l’intérieur des remparts, on est Malouin intramuros, et pas de pitié pour ceux qui demeurent à l’extérieur des murs!
- « Malouin d'abord, Breton après, Français s'il en reste », voilà notre devise, d’ajouter Louis.
- Après ça les Québécois disent qu’ils sont nationalistes ! On a des croûtes à manger pour vous rattraper à ce chapitre !
- Demain, tu vas voir, je vais justement te faire visiter l’église où Jacques Cartier s’est fait bénir avant de quitter pour l’Amérique et aller défoncer le rocher Percé !
- … (merde, il s’en rappelle !)
- Mais avant de partir demain matin Sophie, tu vas devoir goûter aux fantastiques crêpes bretonnes de ma femme.
- Dommage que vous n’ayiez pas de sirop d’érable ici !
- Ça, c’est ce que tu crois ! Irène a réussi à en dénicher dans une épicerie fine du village voisin !
Les parents de Louis sont donc aussi dévoués et généreux que leur fils…
Finalement, peut-être ne sera-t-il pas nécessaire de faire semblant d’être amoureuse pour les prochains jours…
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