Quand je dis mes beaux-parents, je ne parle pas de mes ex-beaux-parents; le père et la mère de François n’ont rien à voir là-dedans. De toute façon, je n’ai jamais été très proche d’eux. Le père de François est un homme d’affaire en constant déplacement et sa mère, une accro du magasinage qui s’amuse à remplir les cartes de crédit de son riche - du moins en apparence - mari. L’Internet et ses eBay ont provoqué une révolution complète dans la vie de cette femme : pour elle, ça signifie que même quand les magasins sont fermés, elle peut continuer de dépenser sans compter. Enfin, tout ça pour dire que je ne les ai pas vus très souvent, ces ex-beaux-parents, et que je n’ai jamais compris comment un gars aussi sensible et profond que François - qualités que je lui attribuais avant qu’il ne me trompe avec ma meilleure amie, du moins - avait pu être élévé par des êtres aussi insipides.
Les beaux-parents chez qui je suis allée aujourd’hui sont beaucoup moins riches, mais ô combien plus sympathiques. Je crois que je les aime pour une raison toute simple : je ne suis pas obligée de les aimer. Notre mère, notre père, nos frères, nos sœurs, on est un peu forcé de les apprécier; la logique familiale impose cette règle implicite. Mais nos beaux-parents, rien ne nous y contraint. On a le choix de les détester ou de les adorer, ça reste à notre discrétion. Cette liberté des émotions me convient parfaitement. J’aime mes beaux-parents parce que je ne suis pas contrainte de le faire, voire que je ne serais pas censée le faire.
Mes beaux-parents, ce sont Carole et Gilles. La femme avec qui mon père s’est fiancé après avoir divorcé avec ma mère, et l’homme que ma mère a fréquenté pendant quelques temps après sa séparation. Carole et Gilles forment maintenant un couple. Je trouve ça hilarant comme situation. Ça va faire huit ans qu’ils sont ensemble, qu’ils filent le parfait bonheur; huit années au cours desquelles ni mon père ni ma mère n’a été capable de se retrouver un conjoint.
Carole et Gilles se sont rencontrés un peu à cause de moi. C’était à ma graduation du secondaire. La famille et les amis étaient invités à un coktail à la polyvalente. Ce fut une des rares occasions où mon père et ma mère ont eu à partager la même pièce à la suite de leur divorce houleux. Ç’avait beau être un gymnase de je ne sais trop combien mille pieds cube, ce n’était pas assez grand pour qu’ils ne se pilent pas sur les pieds. Ils ont passé la soirée à s’engeuler sur tous les sujets inimaginables. Y compris la couleur de ma robe de bal. Ma mère, qui l’avait magasinée avec moi, en magnifiait la beauté, tandis que mon père - qui est daltonien, soit dit en passant - prétendait que ma mère m’avait forcée à choisir cet affreux vert, que cela ne m’allait pas du tout, qu’elle me traitait encore comme une petite fille, qu’elle essayait de vivre ses rêves de jeunesse par procuration, etcetera, etcetera. Etceterament ridicule. Pendant ce temps, moi, je noyais ma honte dans le punch et Carole et Gilles faisaient plus ample connaissance… Le résultat est celui qu’on connaît.
Quand Carole était avec mon père, je la haïssais. Et le mot est faible. À mes yeux, ce n’était qu’une ignominieuse sorcière dont l’unique objectif était de ruiner ma vie de jeune adolescente. Elle se montrait pourtant adorable à mon égard; elle me gâtait beaucoup et faisait tout pour se rendre aimable. Mais cela ne me donnait que des arguments supplémentaires pour l’exécrer; chaque bon geste de sa part était, selon moi, une tactique pour acheter mon silence et ma fausse gratitude. La situation était à peu près la même avec Gilles. Quel conard. À l’époque, je le percevais comme un macho fini, un pauvre type plein de bedaine et de calvitie qui avait choisi ma mère par dépit, s’étant bien rendu compte que ce serait sûrement là la dernière occasion pour lui de se caser avec une femme pas trop mal.
À l’époque. Maintenant, tout est différent. Parce que Carole et Gilles sont toujours mes beaux-parents, mais qu’ils ne sont plus avec mes parents. Depuis ce temps, oui, je les adore. Et je leur rends visite au moins une fois par mois. À vrai dire, je fais davantage confiance à Carole qu’à ma propre mère. En matière de conseils amoureux, elle est de loin meilleure que ma pauvre, pauvre petite maman qui n’y comprend strictement rien.
Je suis donc aller chercher quelques trucs et astuces chez Carole et Gilles. Mais ils n’étaient pas là. Maudit mois de juin. Tout le monde part en vacances. Franchement. Ces foutus banlieusards… Ils passent l’année à essayer de rendre leur maison attrayante, chaleureuse, invitante, accueillante; ils investissent dans la peinture, les accessoires, les nouveaux meubles de jardin, le spa… et lorsqu’ils ont enfin le temps de profiter de toutes ces belles choses, ils s’en vont en camping dans une tente roulotte grosse comme ma main, dans l’espoir d’être dépaysés. Dépaysés de quoi? De leur confort? Je le répète : etceterament ridicule. J’aime cette expression.
C’est dommage que Carole et Gilles n’aient pas été aptes à me recevoir. Pour une fois, j’avais suivi le conseil qui dit qu’on ne doit jamais arriver les mains vides chez quelqu’un, et j’avais fait un immense gâteau au chocolat, la fameuse recette qui tombe directement dans les hanches des filles et qui fait engraisser simplement parce qu’on a osé regarder le crémage. Et du crémage, j’en avais mis épais. Étant donné les 32 degrés celcius, je ne pouvais pas me permettre de laisser mon chef d’œuvre culinaire en dehors du frigo trop longtemps. Je me suis donc confortablement assise sur les marches en béton du perron avant et j’ai dégusté mon gâteau, sans ustensiles ni essuie-tout.
Je l’ai mangé au complet. Je pense bien que j’avais une petite émotion à nourrir…
La prochaine fois que je déciderai d’être polie et de me pointer chez quelqu’un avec un petit quelque chose pour lui faire plaisir, je crois que je vais me contenter d’emballer mon désespoir, de mettre un beau ruban rouge dessus et de le présenter gaiement à mon hôte en lui disant : «Tiens. Je te l’offre. Vraiment. Ça vient du fond du cœur. Non, non, ne dis pas que c’est trop. Je t’en supplie, garde-le. Moi, j’en peux plus.»